Dr Éric ADJA : « L’IA peut certes creuser les inégalités »

Des robots incontrôlables qui emportent tout sur leur passage. Des machines qui prennent le contrôle des systèmes de communication et donnent des ordres aux robots, sans que l’homme ne puisse intervenir. Si ces scenarii sont dignes d’un film hollywoodien, ils pourraient néanmoins en effrayer plus d’un. Lorsqu’on évoque l’intelligence artificielle, son développement souffre de plusieurs préjugés : la destruction d’emplois, la privation de liberté, la violation de la vie privée, la menace éthique, etc. Ces préoccupations auraient tendance à détourner le débat, masquant les opportunités que peuvent créer les innovations portées par l’intelligence artificielle. A-t-on réellement des raisons de croire à l’apocalypse avec le développement de l’IA ? Comment restructurer le débat ? Dr Éric ADJA, Président de l’Agence francophone pour l’intelligence artificielle (Afria) livre son analyse à Cio Mag.

Interview réalisée par Souleyman Tobias

Cio Mag: L’une des grandes peurs face au développement de l’IA, ce sont les pertes d’emplois. A-t-on réellement des raisons de croire que l’IA va détruire plus d’emplois qu’elle n’en créera ? 

Dr Éric ADJA: Dans le monde entier, la question de l’emploi soulève de nombreuses inquiétudes face à la présence décuplée des nouveaux acteurs numériques dans l’économie. Ainsi, une étude de l’OCDE avance que de 9 à 14 % des emplois des pays de la zone peuvent être totalement robotisés[1]. Il s’agit essentiellement d’emplois routiniers, non ou peu qualifiés et peu rémunérés. L’impact en fonction des pays serait très différent : de 5 à 6 % pour un pays comme la Norvège à plus de 30 % pour la Slovaquie, en fonction du pourcentage de ce type d’emplois présents dans le pays aujourd’hui. Le secteur de la production n’est pas le seul concerné, les services le sont également : la banque, l’assurance, les professions juridiques sont déjà impactées, et cela touche même certaines professions que l’on pensait protégées. Les avis sont partagés, mais les experts estiment que l’économie de l’IA créera autant ou plus d’emplois qu’elle n’en détruira.

L’on ne saurait donc nier que la révolution technologique de l’IA pourrait exacerber le chômage et les problèmes économiques dans les pays les plus pauvres, comme le démontre une autre étude menée par le Centre de recherche pour le développement international (CRDI).[2] Selon cette étude, l’IA ajoutera près de 16 000 milliards à l’économie mondiale en 2030, mais 70 % de cette nouvelle richesse sera accaparée par l’Amérique du Nord et la Chine et 10 % seulement ira à l’ensemble des pays du Sud. Chez ces derniers, l’IA risque également de faire plus cruellement sentir encore leur déficit d’infrastructures de communication, le retard de leurs systèmes d’éducation et l’absence de filet social pour venir en aide aux victimes des changements technologiques. L’utilisation des mégadonnées et des médias sociaux risque aussi de devenir une arme redoutable contre la paix sociale et les plus démunis.

Quel équilibre entre les promesses et les peurs de l’IA. Comment y parvenir ? 

L’IA peut certes creuser les inégalités, mais elle est également en mesure de les atténuer. Les capacités de l’IA vont bien au-delà de faire fonctionner des appareils : elle peut aussi révolutionner la manière dont les soins de santé, l’aide humanitaire, la finance, la logistique, l’éducation et les services aux entreprises sont dispensés dans les pays en développement. Ainsi, comme le montre Tej Kohli dans une tribune parue dans les Echos[3], l’IA transforme déjà les pays en développement. Au Népal, par exemple, l’apprentissage automatique est mis en œuvre pour compiler et analyser les besoins de reconstruction de l’après-séisme. Dans plusieurs pays africains, des systèmes de tutorat alimentés par l’intelligence artificielle aident de jeunes étudiants à rattraper des cours . Des organismes d’aide humanitaire utilisent l’analyse de mégadonnées pour optimiser la livraison de biens de première nécessité aux réfugiés. En Inde, des agriculteurs utilisent des applications d’IA pour augmenter le rendement des cultures et améliorer leurs revenus.

Quelle place pour l’humain dans le développement de l’IA ?  

L’humain doit rester au cœur de la création et de la gestion de l’IA. Certains métiers ne font peut-être plus intervenir le travail manuel mais l’améliorent en permettant au personnel de ces entreprises d’intervenir efficacement par une maitrise de leurs outils. Pour moi, l’humain doit rester et demeurer au cœur de l’IA. Il s’agit d’un enjeu humaniste et civilisationnel.

Par ailleurs, de plus en plus d’acteurs (des états, entreprises, universités, organisations internationales telles que l’UNESCO et les associations de la société civile) en appellent à la mise en place d’un cadre éthique pour le développement de l’IA, au niveau mondial et dans une approche inclusive, afin de trouver collectivement les voies et moyens de mettre l’IA au service du développement durable et de la promotion des droits de la personne humaine.

C’est également dans cet esprit que le 15 juin 2020, le Canada et la France ont lancé conjointement avec l’Allemagne, l’Australie, la République de Corée, les États-Unis d’Amérique et d’autres pays le Partenariat Mondial sur l’intelligence artificielle (PMIA) qui envisage d’encourager et de guider le développement responsable d’une intelligence artificielle fondée sur les droits de l’homme, l’inclusion, la diversité, l’innovation et la croissance économique.

L’Afrique sera-t-elle au rendez-vous des retombées positives du développement de l’IA ? Quelles infrastructures pour porter le développement de l’IA sur le continent ?

Le continent africain est déjà en route pour ce rendez-vous, et je m’en réjouis ! Dans divers pays, nous assistons de plus en plus à la création d’entreprises, de startup et de projets de développement mettant en avant les avancées technologiques du numérique et qui font intervenir l’IA. Je pourrais citer par exemple les startups intervenant dans le domaine de l’agriculture par la mise en place d’un système basé sur des drones qui se chargent de parcourir des hectares de plantations agricoles afin de relever les températures et autres données permettant une prise de décision adaptée.

Quels rôles devront jouer des entités comme la vôtre, notamment l’Agence francophone pour l’intelligence artificielle pour préparer le continent à cette énième révolution technologique ?

Il y a tant de projets et d’opportunités sur le continent ! Les entités et organisations intervenant dans les domaines du numérique et de l’IA ont toutes un rôle important à jouer, selon leurs missions et mandats.

L’AFRIA s’est donnée pour mission principale la sensibilisation des pouvoirs publics, du secteur privé, du secteur académique et de la société civile francophone en général et africaine en particulier, aux enjeux et opportunités des technologies, du numérique et de l’intelligence artificielle (IA), facilitant ainsi sa mise en œuvre maîtrisée au service du développement durable.

Depuis le 1er août dernier, l’AFRIA est une fondation de droit suisse. Comment expliquez-vous ce choix ? En entreprenant des démarches pour rejoindre la Trust Valley, quelles vont être les nouvelles orientations de l’Agence ? 

La suisse est un pays francophone très actif sur les enjeux relatifs à la cybersécurité, à la neutralité et au respect des droits humains, notamment avec l’aura diplomatique de la ville de Genève, siège européen des Nations Unies. Notre organisation est devenue une fondation de droit suisse afin de mieux refléter les valeurs qu’elle s’est engagé à promouvoir. En effet, comme vous le savez, le Web est né à Genève, au sein du CERN (organisation européenne pour la recherche nucléaire), qui constitue le plus grand centre de particules au monde. Par ailleurs, la Suisse vient de lancer un hub de sécurité numérique, la Trust Valley (Vallée de la confiance), qui regroupe les principaux acteurs de la confiance numérique en Suisse romande. L’AFRIA a entamé le processus pour rejoindre la Trust Valley, afin de mieux concrétiser notre vision de promouvoir une IA humaniste, contribuant au développement durable et à la création d’emplois et d’opportunités dans les pays francophones.

 

[1] OCDE (2018), Rapport, Création d’emplois et développement économique local 2018 : Préparer l’avenir du travail,

[2] https://www.ledevoir.com/economie/530240/une-revolution-technologique-desastreuse-pour-les-pays-pauvres

[3] https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/les-nouvelles-technologies-beneficient-aussi-aux-pays-en-developpement-236615

 

Parue dans CIO Mag N°67 Novembre-Décembre 2020 disponible en version PDF

Souleyman Tobias

Journaliste multimédia. L’Opendata, la transformation digitale et la cybersécurité retiennent particulièrement mon attention. Je suis correspondant de Cio mag au Togo.

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