Lacina Koné, Directeur général : « À Smart Africa on milite pour des transactions fluides entre pays africains »

Reconnaissant la valeur que le numérique représente pour le développement des échanges commerciaux entre les pays africains, Smart Africa a initié une Alliance de confiance. Une stratégie osée, visant à harmoniser les politiques et réglementations en matière de paiement électronique pour faciliter les échanges transfrontaliers et impulser un marché numérique unique. Dans cette interview, Lacina Koné, le directeur général de Smart Africa, explique les enjeux de cette Alliance et ses obstacles.   

Cio Mag : Quel rôle doit jouer l’Alliance Smart Africa dans la facilitation des échanges commerciaux entre les pays par le digital ?  

Lacina Koné : Notre rôle principal, c’est l’harmonisation. Aujourd’hui, dans son intégralité, le taux d’échange commercial entre pays africains ne représente que 18 % contre 70 % dans l’Union européenne. Quand on observe de plus près, la raison fondamentale de cet écart est qu’on ne se fait pas confiance. Il faut donc instaurer la confiance. Pour cela, nous avons développé l’Alliance de Confiance de Smart Africa qui s’appelle le SATA (Smart Africa Trust Alliance).

C’est un accord cadre, un cadre qui régit la relation entre deux pays en matière de confiance. Monsieur X se trouve au Burkina et veut accéder à un site web de e-commerce qui se trouve en Côte d’Ivoire pour faire ses achats en ligne. Derrière un écran, comment puis-je authentifier cette personne ? Ce qui nous ramène donc à la confiance basée entre nous et à l’interopérabilité des identités, qui nous permet de nous assurer que Monsieur X est vraiment du Burkina, notamment en authentifiant son nom, son prénom, son lieu de naissance, etc. À partir de ce moment, la confiance est établie.

Du coup, le site web qui se trouve en Côte d’Ivoire ou au Sénégal, peut être assuré que le paiement qui est fait depuis le Burkina sera acheminé exactement comme il se doit. Et on ne le fait pas tout seul. On le fait dans le cadre de la Zlecaf, la zone de libre-échange continentale dont Smart Africa est un membre important du comité de mise en place du protocole du commerce électronique. Et si nous, nous occupons ce poste au sein de la Zlecaf, c’est parce que nous avons déjà développé le schéma directeur du paiement panafricain dont le Ghana était le champion. C’est dans ce cadre que nous participons, dans les cas d’usage, au comité pour l’élaboration du protocole. Par conséquent, le rôle que Smart Africa joue est très crucial.  

A ce jour, 10 pays ont déjà signé la déclaration de l’Alliance de confiance de Smart Africa. Ce sont, entre autres, le Gabon, la Tunisie, le Rwanda, le Bénin, le Sénégal, le Togo, la Guinée, le Ghana. Ça s’est fait pendant le sommet Transform Africa au Zimbabwe. En plus, nous avons 4 pays du Sud qui se sont aussi alignés. Il s’agit de la Zambie, du Zimbabwe, du Malawi et du Botswana. Parmi les pays signataires, vous en avez donc de l’Afrique de l’Ouest, du Nord, du Centre et du Sud.  

Cio Mag : Vous avez plus de pays anglophones que francophones ?  

L. K : Exactement. Mais déjà quand un pays anglophone signe un cadre de confiance avec un pays francophone, il faut l’apprécier à titre de valeur pour dire que c’est vraiment le début d’une intégration des marchés numériques qui est la vision de Smart Africa de transformer l’Afrique en un marché numérique unique.  

Cio Mag : Dans cette mission de développer les échanges commerciaux, quels sont les principaux freins que vous rencontrez ?  

L. K : Les freins sont plus politiques que financiers ou techniques. C’est d’abord la volonté politique. Mais à partir du moment où la Zlecaf compte 41 pays qui ont ratifié, on peut affirmer que le plan politique et la volonté des chefs d’État sont bien réels.

On n’est pas dans l’étape “Pourquoi le faire ?”, mais plutôt dans l’étape “Comment le faire mieux avec la technologie ?” Parce que la technologie, c’est ce qui te permet de faire la même chose que les autres mais avec beaucoup plus d’efficacité.

Je dirai donc que les freins ne sont pas techniques ni financiers. Je ne dis pas financier parce que les gens diront toujours qu’en Afrique on réduit tout à l’accès aux finances. Moi je ne suis pas entièrement d’accord avec ça parce que l’accès aux finances, c’est un peu comme la pluie. Pour qu’il pleuve, il faut qu’il y ait des conditions de nuages, et ces conditions de nuages c’est l’environnement qu’on met en place pour attirer les investisseurs. La preuve palpable : pourquoi un investisseur ira investir à Singapour ou à Dubaï mais pas en Afrique ? Pourtant la richesse intégrale de l’Afrique est beaucoup plus importante que celle des Émirats. C’est la politique de la réglementation qui permet de créer les environnements du business.  

Cio Mag : La réglementation est-elle la seule mesure que vous prôner pour contourner les freins ? 

L. K : La réglementation et l’harmonisation. Les investissements n’aiment pas ce qu’on appelle en anglais “unpredictability” : ne pas pouvoir prédire, comment gérer les risques… Un opérateur économique qui veut investir au Cameroun, au Bénin, en Côte d’Ivoire, sera confronté à des lois différentes. Alors comment harmoniser toutes ces lois autour d’un dénominateur commun acceptable par les investisseurs. C’est cela le rôle de Smart Africa.  

Photo de famille avec les ministres présents au Zimbabwe lors de la signature de la déclaration de SATA.

Cio Mag : Smart Africa travaille aussi sur un projet qui vise à faciliter les paiements électroniques entre les Etats membres. Où est-on aujourd’hui ?  

L. K : Nous avons achevé le schéma directeur et sommes aujourd’hui à la phase pilote pour faciliter les paiements transfrontaliers. Et ça, c’était un challenge. Le paiement africain, en effet, est un cas d’usage. Nous avons sillonné les frontières Ghana/Togo, Rwanda/RDC, Zimbabwe/Zambie, pour voir réellement quelles sont les difficultés du commerce entre ces frontières, surtout que ces pays frontaliers n’ont pas les mêmes monnaies.

Mais rappelons-nous que l’Afrique génère aujourd’hui pratiquement 495 milliards de dollars par an dans les transactions de mobile money. Alors comment se fait-il qu’on arrive à faire des transactions de mobile money mais qu’on n’arrive pas à capitaliser sur les paiements en ligne pour faciliter les échanges transfrontaliers ?

Nous avons donc collecté tous les résultats pour identifier les obstacles et nous avons soulevé ces questions au niveau de notre conseil d’administration des chefs d’État qui nous a demandé de mener beaucoup plus d’investigations pour identifier les facteurs bloquants. Et nous avons trouvé deux. Quand deux pays frontaliers ont la même monnaie et que les deux réseaux des opérateurs sont intégrés, la transaction est facile, il n’y a pas d’obstacle en termes de taux d’échange. Mais là où les deux pays frontaliers ont des monnaies différentes, nous verrons par exemple qu’il faut toujours transiter par une autre monnaie, que ça soit l’euro ou le dollar, avant de reconvertir dans la monnaie locale. Ce qui fait que les frais des transactions deviennent très exorbitants pour la population. Comment contourner cela ? C’est à ce stade que nous sommes aujourd’hui.  

Cio Mag : Les startups sont-elles consultées dans le déroulement de ces projets ?  

L. K : Bien sûr qu’elles sont consultées, puisqu’elles sont dans le front end, faisant face aux usagers. Mais principalement les banques centrales. Il faut comprendre que les banques centrales doivent alléger et faciliter l’intégration si nous voulons vraiment une intégration basée sur les principes de la Zlecaf. Ce qui va constituer un gros challenge, c’est l’échange monétaire. Sinon, une fois que deux pays frontaliers sont déjà intégrés dans le back end, ils peuvent réaliser des transferts entre eux, d’un opérateur A vers un opérateur B, parce que c’est la même monnaie. Mais ça devient plus compliqué quand ce n’est pas la même monnaie. Parce que les transactions doivent transiter par une devise étrangère. Et dites-vous que chaque fois que ça transite par une monnaie étrangère, il y a des frais à payer, et pourtant ces frais ne sont pas réinvestis en Afrique. Ce qui impacte naturellement la souveraineté de l’Afrique.  

Cio Mag : Du coup, pour aller plus loin, est-ce qu’à Smart Africa on milite pour une monnaie unique de l’Afrique ?  

L. K : À Smart Africa on milite pour des transactions fluides entre pays africains, et on laisse la technologie faire son travail. Qui aurait cru, il y a 20 ans, que nous parlerions de crypto-monnaie ? Qui aurait cru, il y a 25 ans, qu’on aurait le mobile money ? Qui aurait cru que le Nigeria allait créer l’e-Naira ? Donc, laissez l’innovation faire le travail. Le rôle des États, c’est de ne pas être bloquant. Et je le dis toujours, l’État ne doit pas être un collecteur seulement, mais l’État doit être un facilitateur. C’est-à-dire qu’on part vers la réglementation pour le développement, pas la réglementation pour réglementer. Il ne faut pas dire non à tout ce qui arrive. Il faut regarder, observer et autoriser si on constate un impact socio-économique.  

Cio Mag : Au niveau politique justement, les blocages constatés ne visent-ils pas à protéger des intérêts opaques ?   

L. K : Au plus haut niveau, la volonté politique existe. Mais comme j’aime le dire, le leadership est une chose mais les lieutenants pour exécuter la vision doivent être alignés sur votre vision. Là, ça devient beaucoup plus facile. Sinon la volonté politique au niveau des conseils d’administration de Smart Africa est très claire. Et je suis sûr que nous arriverons.  

Cio Mag : Smart Africa ne regroupe pas encore tous les États du continent. Comment faites-vous pour avancer sur ces projets avec les autres États, ceux qui ne sont pas dans l’Alliance ?  

L. K : Il y a des discussions. Mais il faut savoir que les procédures suivies par les États pour rejoindre Smart Africa diffèrent les unes des autres. L’Alliance Smart Africa est une alliance de bonne volonté. Les Anglais l’appellent « Coalition of the good willing ». Et quand vous positionnez ainsi, ce n’est pas obligatoire pour un pays d’être membre de Smart Africa. Mais si vous voulez avancer, vous devez en être membre. Hier (jeudi 1er juin 2023, ndlr) nous étions 37 pays. Aujourd’hui, nous sommes 38, étant rejoints par les îles Comores. L’île Maurice aussi va nous rejoindre. La Gambie nous a sollicités pendant le Conseil tout comme l’Eswatini, le Botswana, la Tanzanie, le Malawi et l’Ethiopie.

Potentiellement dans les 3 à 4 mois à venir, il faut s’attendre à avoir 44 pays au sein de l’alliance. Mais déjà, nous représentons un milliard cent millions de population sur un milliard quatre qui représentent plus de 80 % de la population africaine.   

Cio Mag : N’y a-t-il pas de concurrence avec l’Union africaine par rapport à cela ? 

L. K : Non, pas du tout. C’est une complémentarité parfaite. L’Union africaine s’occupe de la politique générale de la vision 2060. Smart Africa a été créée comme une organisation accélératrice. Et parmi les membres permanents de Smart Africa figurent l’Union africaine et l’UIT. Nous considérons l’Union africaine comme notre maison mère. Notre stratégie de transformation digitale est déclinée à partir de la stratégie de transformation numérique de l’Union africaine.  

Anselme AKEKO

Responsable éditorial Cio Mag Online
Correspondant en Côte d'Ivoire
Journaliste économie numérique
2e Prix du Meilleur Journaliste Fintech
Afrique francophone 2022
AMA Academy Awards.
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