« 10 millions de streams ont généré à peine 971 euros » en Afrique : la juste rémunération des artistes au cœur des paradoxes de l’économie musicale numérique

Davy Lessouga a débuté sa carrière comme manager d’artistes, une activité marquée par le succès retentissant de la chanson “Coller la petite” de son artiste Franko en 2015. Aujourd’hui, il est reconnu comme un acteur référent de la transformation digitale appliquée aux industries culturelles en Afrique francophone. Intitulé “L’économie numérique de l’industrie musicale : le cas des pays d’Afrique subsaharienne francophone”, son second ouvrage explore les nouveaux modèles économiques de l’industrie musicale africaine à l’ère du digital, ainsi que les parts de marché des plateformes comme Apple Music, Spotify ou Boomplay, avec des exemples concrets d’artistes comme Kiff No Beat, Fanicko, Magasco. Des cas d’école aux pistes de solutions en passant par le pouvoir des algorithmes des réseaux sociaux, la domination des géants du streaming et le défi de la monétisation, Davy Lessouga décrypte la chaîne de valeur musicale africaine. Entretien.

CIO Mag : Dans cet ouvrage, vous affirmez que le titre “Coup du marteau” de Tam Sir a généré plus de 300 000 € (près de 200 millions de FCFA) sur les plateformes numériques. Franko, plus de 500 000 € (plus de 300 millions de FCFA) avec “Coller la petite”. Malgré ces succès éclatants, les marchés africains sont considérés, selon vous, comme des “Low payout markets” par les plateformes internationales. Pourquoi ?

Davy Atangana Lessouga : Les plateformes internationales, dans leur logique économique, classent les marchés selon des critères macroéconomiques : pouvoir d’achat moyen, taux de pénétration publicitaire, nombre d’abonnés premium. L’Afrique subsaharienne francophone, bien que très dynamique culturellement, reste peu rentable en termes de revenus publicitaires et de monétisation directe. Ainsi, même lorsqu’un artiste cumule des millions de vues ou de streams, le revenu par utilisateur reste extrêmement bas.

Ce paradoxe entre visibilité et rémunération est structurel : les marchés africains sont intégrés dans les grilles tarifaires les plus basses, ce qui tire les revenus vers le bas. À cela s’ajoute l’absence de moyens de paiement adaptés, comme le mobile money, qui limite les conversions en abonnements payants.

L’exemple de Tam Sir est révélateur. Au Sénégal, seul pays francophone d’Afrique subsaharienne à bénéficier de la monétisation YouTube, plus de  10 millions de vues ont généré à peine 971 € pour le vidéogramme de son titre ‘’Coup du marteau’’. Pourquoi ? Parce que le Revenu par mille vues (RPM) y est extrêmement faible, environ de l’ordre de 0,10 € à 0,15 €, contre 0,80 € voire 1 € en Europe de l’Ouest.

La raison principale est que les annonceurs sur ce segment de marché ne paient pas le même prix pour atteindre un utilisateur sénégalais qu’un utilisateur français. De plus, le taux de clic sur la publicité, le ciblage algorithmique et le temps moyen de visionnage influencent aussi les montants reversés. Résultat : des revenus qui n’ont rien à voir avec l’engagement réel du public africain.

CIO Mag : Pourriez-vous détailler le cas de Franko avec Coller la petite : comment un succès viral de 2015 éclaire-t-il les défis actuels de la monétisation ?

D. A. L. : Tout comme le Coup du marteau de Tam Sir, Franko, avec Coller la petite, est un cas d’école. Le titre est sorti en septembre 2015, a ce jour  il a atteint plus de 100 millions de vues en global (en rajoutant les UGC) sur YouTube et généré plus de 500 000 € au total en brut. Le titre était devenu viral sur trois continents. Pourtant, peu de ces revenus proviennent de l’Afrique. Ce succès révèle une triple fracture : l’absence de systèmes locaux de collecte, l’inéligibilité de nombreux pays à la monétisation et la dépendance à l’externalisation des revenus.

Ce cas éclaire l’urgence d’adapter nos instruments réglementaires, fiscaux et numériques pour capter la valeur là où elle est créée.

CIO Mag : Les algorithmes des réseaux sociaux favorisent-ils une standardisation des musiques africaines au détriment de leur diversité ?

D. A. L. : Les algorithmes favorisent les formats qui maximisent le temps d’écoute et l’engagement : refrains courts, rythmes répétitifs, visuels viraux. Cela pousse certains artistes à produire « pour l’algorithme » au détriment de l’identité musicale. Ce phénomène existe aussi ailleurs, mais il est plus dangereux dans les marchés fragiles culturellement, où la diversité est encore peu protégée institutionnellement comme c’est encore le cas sur notre marché. Il faut trouver un équilibre entre accessibilité, monétisation et préservation de notre richesse musicale.

CIO Mag : Boomplay et Audiomack sont-ils des alternatives viables face à l’hégémonie des grandes plateformes comme Apple Music ou Spotify ?

D. A. L. : Boomplay et Audiomack jouent un rôle important. Ils sont adaptés au contexte africain (offline mode, présence locale, tarifs ajustés). Ils bénéficient également d’une implantation locale plus affirmée, ce qui renforce leur proximité avec les artistes et les utilisateurs. D’une part, leur rayonnement reste régional, ce qui limite leur capacité à offrir une visibilité mondiale comparable à celle des autres grandes plateformes occidentales (Apple Music, Spotify, YouTube, etc.). D’autre part, leur modèle économique repose encore sur une monétisation fragile, peu diversifiée et dépendante d’un nombre restreint d’annonceurs.

Toutefois, ces plateformes souffrent d’un manque d’envergure globale. Elles sont des alternatives crédibles à court terme, mais leur pérennité dépendra de deux leviers situé entre  la capacité à convertir leur base d’utilisateurs en abonnements payants, et celle à attirer un nombre croissant d’annonceurs locaux et internationaux, afin de structurer un modèle économique pérenne au bénéfice des artistes. Sans cela, leur rôle risque de demeurer marginal dans la redistribution effective de la valeur musicale africaine.

CIO Mag : Quelles solutions concrètes proposez-vous pour adapter les services des plateformes (Spotify, YouTube) aux réalités africaines (mobile money, tarification ajustée), et éviter que les artistes d’Afrique francophone ne deviennent de simples fournisseurs de contenu bon marché pour les géants internationaux ?

D. A. L. : Pour sortir de cette logique où les artistes africains sont réduits à un rôle de fournisseurs invisibles dans une économie numérique globalisée, plusieurs ajustements concrets s’imposent. Ces ajustements ne doivent pas être perçus comme des concessions, mais comme les conditions minimales pour que l’économie de la création fonctionne dans des marchés émergents comme ceux d’Afrique francophone.

Premièrement, l’intégration effective du mobile money comme moyen de paiement principal est indispensable. Aujourd’hui, l’exclusion des utilisateurs non bancarisés empêche l’accès à l’abonnement, alors même que le mobile money est omniprésent. C’est une incohérence structurelle qui bride la croissance du marché.

Deuxièmement, les plateformes doivent adapter leur modèle tarifaire. Proposer des formules flexibles – à la journée, à la semaine, ou même à l’usage – permettrait de démocratiser l’accès au contenu légal, tout en créant un modèle de revenu viable. Il ne s’agit pas de copier les modèles occidentaux, mais de concevoir des offres cohérentes avec les usages locaux.

Troisièmement, il est urgent de développer une infrastructure contractuelle claire entre les plateformes et les ayants droit africains. Cela passe par des accords de monétisation couvrant tous les pays de la région, mais aussi par des outils de suivi de revenus plus transparents et adaptés aux réalités locales.

Enfin, l’enjeu est aussi éducatif : les artistes et producteurs doivent être accompagnés pour comprendre et maîtriser les mécanismes numériques. Sans cette montée en compétence, le déséquilibre entre ceux qui créent et ceux qui captent la valeur ne fera que se renforcer.

Ces ajustements, bien que techniques, posent en réalité une question politique : voulons-nous que les plateformes s’implantent en Afrique comme de simples distributeurs mondiaux, ou comme des partenaires du développement culturel et économique local ? Le choix de modèle reste ouvert, mais il ne le restera pas longtemps.

Il ne s’agit pas seulement d’ajuster les outils, mais de co-construire un modèle respectueux des usages et du contexte africain.

CIO Mag : En quoi l’amélioration des infrastructures numériques (4G, fibre optique) pourrait-elle booster la monétisation de la musique en Afrique francophone ?

D. A. L. : L’écosystème musical numérique repose sur une infrastructure technique solide. Sans connectivité de qualité, il n’y a ni accès fluide aux contenus, ni expérience utilisateur satisfaisante, encore moins de revenus monétisables.

Aujourd’hui, de vastes zones d’Afrique francophone sont encore mal desservies en réseau haut débit. L’instabilité des connexions, la lenteur du chargement ou encore les coupures fréquentes limitent l’usage des plateformes de streaming, notamment pour les contenus exigeants en bande passante comme la vidéo ou le live.

Le déploiement généralisé de la 4G  et à plus long terme de la 5G, ainsi que l’extension de la fibre optique dans les centres urbains et périurbains constituent donc des prérequis essentiels. Ces infrastructures permettent d’accélérer la diffusion de contenus, de favoriser la consommation en continu (streaming) et de multiplier les formes d’interaction directe entre les artistes et leur public (concerts en ligne, masterclass, achats intégrés).

Mais l’enjeu est aussi économique : une infrastructure performante permet aux plateformes de proposer des services de meilleure qualité, donc plus attractifs pour les abonnés. Elle améliore également le ciblage publicitaire, ce qui augmente les revenus générés par les vues locales.

Autrement dit, sans infrastructure numérique fiable, il n’y a pas d’économie musicale numérique pérenne. Il s’agit d’un investissement de long terme, certes coûteux, mais fondamental pour inscrire l’Afrique francophone dans une dynamique où la créativité ne rime plus avec précarité.

CIO Mag : Quel rôle devraient jouer les gouvernements africains pour négocier des accords équitables avec les plateformes internationales ?

D. A. L. : Les États africains disposent d’un levier d’action essentiel mais encore sous-utilisé dans le domaine de l’économie numérique de la musique. Jusqu’ici, les négociations entre plateformes internationales et territoires africains se sont souvent faites de manière  informelle, et sans cadre stratégique clair. Pourtant, à l’heure où la monétisation numérique devient un enjeu de souveraineté économique et culturelle, les gouvernements doivent passer d’une posture passive à une démarche proactive.

Concrètement, cela implique d’abord de reconnaître l’économie créative numérique comme un secteur stratégique. Cela suppose la mise en place de délégations mixtes (culture, économie numérique, télécoms, finances) capables de dialoguer d’égal à égal avec les plateformes, comme veut l’amorcer la Côte d’Ivoire avec YouTube qui, via son ministre de la Culture, Madame Françoise Remarck, a manifesté sa volonté de rencontrer YouTube et les autres plateformes pour leur signifier qu’ils ne peuvent plus exploiter gratuitement les œuvres de nos créateurs de contenus. Ces négociations doivent viser à étendre la monétisation aux autres pays francophones, à obtenir des grilles tarifaires plus équitables et à imposer des contreparties en matière de visibilité, formation, et investissements locaux.

Par ailleurs, les États devraient accompagner le développement d’écosystèmes régionaux de gestion des droits numériques et veiller à ce que les flux financiers liés à la consommation locale ne soient pas captés intégralement hors du continent.

Enfin, les gouvernements peuvent jouer un rôle de catalyseur en intégrant le mobile money dans les infrastructures de paiement des plateformes, en facilitant l’accès à la data à coût réduit pour la consommation culturelle, et en soutenant des dispositifs fiscaux ou réglementaires incitatifs pour l’investissement local dans la création musicale.

En somme, il ne s’agit pas simplement de « négocier » avec les géants du streaming, mais de redéfinir les termes d’un partenariat plus équilibré – où la richesse culturelle du continent se traduit aussi par une création de valeur économique au bénéfice des artistes, des entreprises culturelles et des États.

CIO Mag : Pour être capable de rivaliser avec les écosystèmes occidentaux ou asiatiques, l’Afrique francophone ne devrait-elle pas développer ses propres plateformes de streaming, à l’image de Tencent Music en Chine ?

D. A. L. : C’est une option à considérer, mais pas une nécessité absolue. L’idée de plateformes de streaming locales peut sembler séduisante, car elle renvoie à une forme de souveraineté culturelle et économique. À l’image de Tencent Music en Chine, certains pays ou régions ont développé des services entièrement intégrés à leur marché, captant ainsi à la fois la valeur économique et les données stratégiques liées à la consommation culturelle.

Toutefois, le contexte africain est différent. La fragmentation des marchés, la faiblesse des moyens techniques et financiers, et le retard dans les infrastructures numériques rendent le développement de telles plateformes complexe et coûteux. Il ne suffit pas de créer un outil technique : il faut garantir une base d’utilisateurs solide, une politique de contenus attractive, une interopérabilité avec les systèmes de paiement locaux (notamment le mobile money), et une gestion des droits numériques efficace.

Cela étant dit, développer ou renforcer des initiatives régionales, soutenues par des consortiums publics-privés, pourrait être une piste viable. Il ne s’agit pas nécessairement de concurrencer Spotify ou Apple Music, mais plutôt de proposer des offres complémentaires, adaptées aux réalités locales, avec des mécanismes de rémunération plus équitables.

En gros, la création de plateformes africaines n’est pas une fin en soi. Ce qui importe, c’est de garantir que les artistes africains puissent accéder à un outil de diffusion qui rémunère équitablement, tout en respectant les usages numériques et économiques du continent. Cela peut passer par des plateformes locales, mais aussi par une meilleure régulation des plateformes existantes, dès lors qu’elles s’adaptent réellement à nos contextes.

CIO Mag : En conclusion, comment envisagez-vous l’équilibre entre accès libre à la culture et rémunération équitable des artistes dans un contexte de faible bancarisation ?

D. A. L. : La tension entre accès à la culture et juste rémunération des artistes est au cœur des paradoxes de l’économie musicale numérique en Afrique francophone. D’un côté, une large partie de la population n’a pas les moyens – ni les instruments – de souscrire à un service payant : le taux de bancarisation reste très faible, souvent en dessous de 20 % dans plusieurs pays de la région. De l’autre, les artistes ne peuvent continuer à créer durablement sans une rémunération minimale assurée pour leur travail.

L’enjeu n’est donc pas de choisir entre gratuité et équité, mais d’inventer un modèle hybride. Un modèle capable de répondre aux contraintes économiques locales tout en construisant une chaîne de valeur plus inclusive. Cela suppose plusieurs adaptations concrètes. D’abord, développer des offres freemium robustes, financées par la publicité locale et adaptées aux réalités du marché : accès gratuit aux contenus contre exposition publicitaire, mais avec un cadre transparent et des revenus redistribués.

Ensuite, encourager les plateformes à intégrer pleinement les systèmes de paiement mobile, qui sont aujourd’hui bien plus répandus que les cartes bancaires, et permettent de toucher un public autrement exclu des modèles classiques d’abonnement.

Par ailleurs, proposer des formules de micro-abonnements flexibles – quotidiens, hebdomadaires ou sponsorisés par les opérateurs télécoms – permettrait de lisser la barrière d’entrée tout en garantissant un revenu minimum aux créateurs.

Cet équilibre ne pourra pas reposer uniquement sur les artistes ou sur les consommateurs. Il devra impliquer un effort partagé : celui des plateformes, appelées à repenser leur modèle de distribution ; celui des États, qui peuvent jouer un rôle d’incitation ; et celui des opérateurs privés, qui ont intérêt à soutenir des écosystèmes culturels locaux dynamiques.

Autrement dit, il ne s’agit plus seulement de diffuser la culture, mais de construire un environnement où sa diffusion crée de la valeur partagée. C’est à cette condition que l’on pourra réconcilier l’universalité de l’accès avec la soutenabilité de la création.

Anselme AKEKO

Responsable éditorial Cio Mag
Correspondant en Côte d'Ivoire
Journaliste économie numérique
2e Prix du Meilleur Journaliste Fintech
Afrique francophone 2022
AMA Academy Awards.
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