L’intelligence artificielle (IA) est une réalité en Afrique, même si nous en sommes encore qu’aux prémices. Yacine Barro Bourgault, directrice générale de Microsoft pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, donne sa vision sur les enjeux de l’IA et des systèmes d’intelligence cognitive pour l’Afrique. Selon elle, plusieurs inhibitions devront être levées pour créer les conditions économiques et humaines de l’émergence de cette innovation. L’IA sera alors l’un des plus puissants leviers pour transformer le Continent.
Propos recueillis par Mohamadou DIALLO
CIO Mag : Pensez-vous que l’IA devrait figurer dans les technologies de rupture qui participeront à transformer l’Afrique ?
Yacine Barro Bourgault : L’IA est en passe de devenir une force motrice derrière la quatrième révolution industrielle. Les retombées économiques pour l’Afrique sont attendues. Selon Gartner, à l’horizon 2020, l’intelligence artificielle génèrera près de 16 milliards de dollars et créera plus de 2,3 millions de nouveaux emplois. Sur la création d’emplois, en particulier dans des pays comme le Ghana, le Kenya et le Nigeria, où la transformation numérique suit un rythme effréné, l’intelligence artificielle se pose définitivement comme une technologie de rupture. En outre, l’IA devrait croître de 33 % au cours des cinq prochaines années, la plupart des cas d’utilisation visant à améliorer l’expérience client, en particulier dans les secteurs des gouvernements, du commerce de détail, des services publics et des transports. Les dépenses consacrées aux systèmes d’intelligence cognitive et d’IA en Afrique s’élèveront à 114,2 millions de dollars d’ici 2021, et des projets très intéressants ont déjà été développés autour de l’IA tels que Little Cabs.
CIO Mag : En quoi le « Uber » africain est-il un exemple d’application concrets de l’IA en Afrique ?
Y. B. B. : Little Cabs est un service de taxi kenyan est un exemple de réussite. En peu de temps, l’application a fait l’objet de plus 200.000 téléchargements. En 2017, la société Little Cab, en partenariat avec Microsoft, a lancé une fonctionnalité de vérification de l’identité du chauffeur utilisant la technologie de reconnaissance faciale fournie par le service « Microsoft Cognitive API ». Les chauffeurs se connectent à la plateforme « Little » et sont invités à prendre un selfie, lequel est ensuite comparé aux images contenues dans les enregistrements gérés par Little Cab. Cette authentification a l’avantage de garantir aux usagers une certaine sécurité et une tranquillité d’esprit lors de l’utilisation de ce service, car cette précaution élimine la possibilité pour les conducteurs non-inscrits de se faire passer pour des chauffeurs de Little. Microsoft Cognitive API est un produit de l’offre cloud de Microsoft Azure. En utilisant des algorithmes avancés de traits du visage, la technologie peut ainsi détecter les visages humains, les comparer à des visages similaires et organiser les images en groupes en fonction de leur similarité. Ainsi, la fonctionnalité « Face verification » détermine la probabilité que deux visages appartiennent au même individu. Et cette technologie protège également les chauffeurs des fraudes.
CIO Mag : En dehors de cette application, avez-vous d’autres cas pratiques ?
Y. B. B. : L’utilisation de l’intelligence artificielle en Afrique est principalement appliquée dans des domaines tels que les soins de santé, les télécommunications, la banque, la vente de détail et le transport. Par exemple, les grandes entreprises sud-africaines utilisent l’IA pour améliorer la qualité des services fournis à leurs clients et pour aider les agents des centres d’appels à gérer un volume élevé d’appels.
CIO Mag : Y a-t-il des préalables pour justement amorcer l’IA sur le Continent ?
Y. B. B. : En observant le concept de l’IA et sa réalité, l’on constate qu’il existe en effet un certain nombre de prérequis à prendre en compte par les organisations africaines qui commencent leur voyage vers l’intelligence artificielle. Malheureusement, il y a aujourd’hui plusieurs freins à considérer : les systèmes vieillissants et les infrastructures médiocres découragent l’innovation, ce qui par extension peut ralentir l’adoption de l’IA ; les carences et inégalités des systèmes éducatifs sont synonymes d’un manque flagrant de compétences véritables capables de conduire des développements en matière d’IA ; les réglementations obsolètes et les barrières structurelles doivent être éliminées pour que l’Afrique puisse mieux intégrer les nouvelles technologies dans ses économies.
CIO Mag : Quel écosystème faudrait-il pour faire émerger l’innovation ?
Y. B. B. : Le Continent dans son ensemble doit encourager un environnement où un écosystème dynamique autour de l’intelligence artificielle dynamique peut émerger et s’épanouir. Et, cela ne peut se faire qu’en créant une véritable stratégie à long terme, qui intègre l’IA dans le développement économique en Afrique autour de cinq piliers essentiels. D’abord, dans les universités et les instituts de recherche: il est indéniable que ces derniers sont des catalyseurs du développement de l’IA car ils offrent un environnement de créativité absolue pour les scientifiques et les ingénieurs. Les systèmes éducatifs en Afrique doivent constamment évoluer afin d’équiper les jeunes de compétences nécessaires et d’une façon de penser – un « mindset » – qui leur permettra de réussir dans des emplois qui n’existent pas encore. L’intelligence artificielle changera la répartition des tâches entre l’homme et la machine ; nous devons reconsidérer en Afrique la nature des connaissances et des compétences transmises aux générations futures. Puis, il y a les décideurs: ceux-ci doivent se concentrer sur l’amélioration de l’accès à l’IA en s’attaquant aux facteurs de limitations (accès, formations, infrastructures, etc.) et en identifiant les groupes qui risquent d’être directement affectés par ces changements. Des stratégies doivent être créées pour favoriser la réintégration de ces groupes dans une économie fondée sur l’intelligence artificielle. Troisième pilier : c’est celui des partenariats entre entrepreneurs, entreprises, universités et autres parties prenantes qui jouent un rôle crucial dans le développement d’un écosystème de l’IA dynamique, cohérent, répondant à une éthique forte et œuvrant pour le bien de tous. Ensuite, il faut un secteur privé fort : certaines entreprises du Continent ont la solidité financière et l’expérience nécessaires pour investir dans la recherche et le développement en intelligence artificielle ; elles peuvent donc conduire les développements stratégiques en matière d’IA pour leur industrie et pour leur pays et, partant, pour améliorer leur compétitivité sur la scène mondiale. Quant aux start-ups, elles ont « structurellement » la capacité de faire avancer l’économie de l’intelligence artificielle grâce à leur agilité et adaptabilité.
Enfin, il faut repenser les lois et réglementations : pour que l’IA soit intégrée avec succès dans les entreprises du continent africain, il est de la responsabilité des décideurs politiques de revoir les lois en vigueur et de créer de nouvelles réglementations si nécessaire. Ces responsables doivent identifier les groupes les plus exposés à perdre leur emploi afin de conceptualiser et d’exécuter des stratégies visant à les réintégrer dans l’économie. L’inclusion est essentielle pour que tout le monde puisse bénéficier de l’impact de la mise en place d’une telle technologie.