[Tribune] En quelques semaines, les villes se sont transformées en camps de quarantaine pour une large partie du monde. Et c’est autant pour contenir la propagation de la pandémie, que pour marquer la vanité de l’Homme. Ainsi, plus de trois milliards d’êtres humains ont dû se confiner chez eux par peur d’être touchés par le Coronavirus. Parti d’un foyer primaire en Chine, et ne rencontrant pas de barrières immunitaires, le virus a vite traversé les frontières, obligeant plus de 180 pays à décréter des mesures d’exception et réduire les activités sociales et économiques, le temps de voir un traitement préventif mis au point. Alors que l’humanité sombre dans la pandémie, la planète semble mieux se porter, profitant d’une pause inespérée de la pollution industrielle et l’exploitation exagérée de ses ressources naturelles.
Le concept de souveraineté territoriale et son corollaire sécuritaire sont du coup sérieusement mis à mal. Ces enjeux faisaient l’objet de tractations sans fin dans les instances mondiales de régulation ou de coopération internationale. La pandémie a montré en quelques jours ce que les Etats n’arrivaient pas à assumer, à savoir, que les frontières ne sont qu’une ‘construction de l’esprit’ développées par des sociétés prétentieuses, justifiant l’exclusivité du pouvoir temporel d’une élite sur son peuple, dans un territoire délimité. Le découpage en pays n’en est qu’une conséquence.
Les questions qui se posent alors sont multiples. Que vaut une frontière géographique à l’ère du risque global ? Dans quelle mesure le découpage en pays souverains résisterait-il à l’ère du Digital ? S’il existe, comme on est en train de le (re)découvrir, un « bien commun » à l’humanité, comment pourrait-on le gérer durablement et éthiquement ? L’option d’un gouvernement mondial neutre et équitable, prônant une justice universelle, est-elle envisageable, et qui en assumerait la responsabilité et la redevabilité ?
Que le modèle d’Etat soit ‘minimaliste’, ‘gendarme’ ou ‘providence’, la préoccupation première des gouvernants a toujours été d’assurer l’intégrité territoriale d’abord, la sécurité des populations et de leurs biens ensuite. Derrière cela, il y a les enjeux de gestion et répartition des richesses. Or, le COVID19 est venu rappeler que le territoire n’est jamais imprenable, et que le bien le plus précieux reste la santé.
Pris de court par la célérité de propagation du Covid19, beaucoup de gouvernements commencent à craindre l’effondrement de leur système politique et de leur économie. Très peu de pays étaient prêts à ce genre de guerre invisible. Il ne fallait pas attendre que le risque se transforme en danger pour percevoir la fronde contre les systèmes vieillissant et corrompus qui germaient déjà dans les soubassements des réseaux digitaux.
Avec la prise de conscience des risques globaux, la notion de pays délimité par un territoire physique est sévèrement malmenée. La citoyenneté géographique est désormais concurrencée par une autre forme de citoyenneté dite numérique, promue par un communautarisme ‘Web’. Avec la prolifération des médias sociaux et toutes les mutations sociologiques et culturelles que cela induit, la notion d’identité nationale perd de plus en plus de son sens aux yeux de la nouvelle génération.
Pour revenir à la mobilisation mondiale de lutte contre les épidémies, la coopération entre Etats a toujours été biaisée par cette frontière ou ligne de démarcation Nord-Sud. Le regard condescendant de ceux qui détiennent la science envers ceux qui se débattent dans la pauvreté permet certes de soigner les maladies, mais ne guérit pas les sociétés de ces mêmes maladies. Après plus d’un demi-siècle d’indépendance, le continent Africain par exemple, affronte encore des maladies endémiques et pandémiques (Paludisme, VIH, Tuberculose, Ebola, fièvre jaune, …) dont bon nombre a totalement disparu au Nord. Le continent reste globalement défaillant en termes de système sanitaire et fortement dépendant de l’assistance humanitaire mondiale.
Il faut dire que focaliser l’effort sur le traitement des malades sans soigner la vraie source du mal, à savoir l’absence d’organisation en système sanitaire fiable et la technologie qui va avec, n’apporte pas le résultat escompté. Les actions d’assistance médicale sont donc à reconsidérer sous l’angle gouvernance globale. Il ne s’agit plus d’offrir seulement des services de soins, via des organisations locales et internationales, mais d’aider les communautés (Etats et non Etats) à développer leur propre capacité à anticiper et faire face aux risques sur la santé de l’Homme et de son environnement.
Sans faire de grande théorie, les puissances publiques ont toujours mis les peuples devant le dilemme du choix entre la liberté et la sécurité. Comme ni l’une ni l’autre ne sont plus vraiment assurées, cela présage d’une précipitation de la légitimité des puissances publiques défaillantes. Cela laisserait la place, soit au chaos généralisé, soit à une forme nouvelle de ‘puissance publique mondiale’. Celle-ci aura comme principale mission de traiter les flux incessants d’information et partager les connaissances, avec ce que cela pose comme enjeux aux niveaux des droits et libertés individuelles.
L’Humanité se retrouve ainsi face à deux voies. Soit la crise va produire un désenchantement de l’Etat, et donc un repli communautaire, avec un possible ‘confinement’ dans des villes virtuelles, opérant avec des monnaies digitales et obéissant à une justice privée. Soit la crise va faire prendre conscience de l’intérêt de faire partie d’une nation mondiale, solidaire et inclusive, dans laquelle chacun est co-propriétaire de l’environnement en global et responsable de ses actes en local. Les deux voies ne sont pas forcément opposées ni contradictoires.
Comme ce qui nous arrive est impromptu, on peut se permettre de rester dans la science-prédiction. Osons mettre cette ‘puissance publique mondiale’ au service d’un Etat Mondial Cognitif. Ce dernier serait appuyé par un Gouvernement Mondial, qui aura à assurer la sécurité et la liberté de l’ensemble des humains et de protéger leurs activités sociales et économiques. Dans cet Etat, les connaissances seront des ressources non marchandes accessibles gratuitement à tous. La « data » remplacerait l’argent et la production de richesses serait partagée par tous les citoyens du monde, sur des bases d’équité et de responsabilité. Il faut imaginer l’ampleur du système d’information à développer à cet égard.
Le recours aux technologies de l’information sera le plus grand défi des gouvernements en place pour voir, comprendre et agir dans la complexité de ce nouveau monde. Pour que le processus de décision opère correctement, il devra être alimenté par des données mondiales. Cela pousse dans la direction d’une intégration de l’ensemble des bases de données qui existent, et la fusion des intelligences artificielles. Une sorte de supra intelligence planétaire, qui ouvrirait la voie au scénario d’Etat Mondial Cognitif. Ce dernier ne remplacerait pas les Etats traditionnels, mais les inscrirait dans une forme plus globale du pouvoir. Avec bien entendu, tous les verrous éthiques à mettre en place dès la conception.
La légitimité politique d’un Etat Mondial Cognitif ne sera pas tirée d’un processus électoral direct, mais d’un processus digital dynamique d’interaction politique entre citoyens du monde, pour orienter l’aspiration et la destinée de l’Humanité.
Une fois l’intelligence artificielle actée comme élément fondamental dans l’exercice du pouvoir, et que tous les gouvernements en seront dotés, l’Etat Mondial Cognitif pourra au nom de l’humanité, assurer de nouveaux services publics universels.
Le premier serait de produire des « Data » qui favorise la dynamique de citoyenneté mondiale et les interactions entre humains.
Le deuxième serait de collecter et structurer les connaissances et les mettre à la disposition de tous.
Le troisième serait d’offrir une infrastructure technologique répondant aux impératifs d’une économie mondiale écologique, éthique et durable.
Le quatrième serait d’assurer une gestion globale des risques sanitaires et environnementaux, en impliquant les acteurs locaux dans des services publics de haute facture, selon le principe de subsidiarité.
Et enfin le cinquième serait de défendre le droit des minorités, des plus faibles et des générations futures.
Comme à chaque fin d’une époque, le passage à une nouvelle ère s’accompagne d’une extension du champ du possible et un franchissement des anciennes frontières. Ce qui vient de se produire avec le COVID19, marque la fin de la démarcation entre de deux univers, celui du monde des vivants et celui de l’information. Cela impactera inexorablement notre vision du pouvoir. Les Etats actuels ont-ils d’autres choix que d’accompagner la transition vers un modèle d’Etat Mondial Cognitif pour sortir indemne de la crise actuelle et prévenir celles à venir !? L’avenir de l’Humanité se jouera autour de cette question.
Par Mondher Khanfir
Consultant, Administrateur à AMA@Station F et Expert en Politique d’Innovation