Revenir aux fondamentaux de Facebook et promouvoir la liberté d’expression ! C’est dans ce bout de phrase que se trouve l’inquiétude des acteurs de la lutte contre les fausses informations. Mardi 7 janvier, ces derniers ont reçu, comme une massue sur la tête, l’annonce de Mark Zukerberg de supprimer son programme de fact cheking (vérification des faits). Le patron de Meta estime que les réseaux sociaux sont créés pour promouvoir la liberté d’expression.
(Cio mag) – Ce qui inquiète, c’est le risque d’une liberté d’expression transformée en libertinage, avec en toile de fond la prolifération des fausses informations. Le programme de vérification et de modération des contenus sur Facebook a été mis en place, en collaboration avec des médias professionnels et vérificateurs indépendants des faits, pour justement lutter contre la propagation des faits dénaturés, tronqués ou manipulés.
Indignations
Suite à sa décision, des organisations spécialisées dans la vérification des faits de par le monde ont adressé une lettre ouverte au patron de Meta. Elles lui rappellent les conditions dans lesquelles ce programme de modération avait été mis en place. « Il y a neuf ans, nous vous avons écrit au sujet des préjudices réels causés par les fausses informations sur Facebook. En réponse, Meta a instauré un programme de vérification des faits ayant permis de protéger des millions d’utilisateurs contre les canulars et les théories du complot » écrivent-ils, rejetant les arguments de Mark Zuckerbeg. Ce dernier accuse les fact-checkeurs de subir des influences politiques, d’être partiaux et de détruire la confiance notamment aux Etats-Unis. Pour lui, le système complexe mis en place pour la modération comporte des anomalies. Il estime que, même si 1% de contenus est censuré par erreur, cela concernerait des millions de personnes. C’est pourquoi, soutient-il, la décision est prise de « restaurer la liberté d’expression sur les plateformes de Meta.» La démarche consistera à remplacer le travail des vérificateurs des faits par des notes de communauté comme sur X.
« La liberté de dire pourquoi quelque chose est fausse, c’est aussi la liberté d’expression », rétorquent les vérificateurs de faits du monde entier dans leur correspondance adressée à Mark Zckerberg.
Arguments contre arguments
Les critiques de la décision de Meta lui opposent les mêmes arguments sur lesquels il se base pour faire marche arrière. Ces derniers estiment que le géant américain subit lui-même une influence politique, en revenant sur près d’une décennie d’initiative qui, selon eux, a permis de contribuer à assainir les réseaux sociaux et à protéger, un tant soit peu, les internautes.
« Il faut y voir un fort élan politique, puisqu’il a dit qu’il s’alignait à Elon Musk, le patron de X. ce dernier, vous le savez, a fait allégeance à Donald Trump qui lui-même est un pourfendeur qui s’en prenait aux vérificateurs des faits lors de son premier mandat quand les informations n’allaient pas dans son intérêt », analyse Paul Joël Kamtchang, spécialiste de la désinformation et Secrétaire exécutif de ADISI-Cameroun, une organisation de fact ckecking. Il y voit également des enjeux géostratégiques. « Nous avons compris que la liberté d’expression est devenue, dans certains Etats démocratiques, si non dans le monde entier, un élément très important dans le dispositif de gouvernance. Ainsi dit, nous comprenons que Donald Trump vient avec une nouvelle donne, notamment dans la gouvernance des espaces civiques », ajoute le spécialiste camerounais et auteur de “Désinformation en Afrique francophone”, un essai sur la problématique de la désinformation. D’après le journaliste togolais Noël Kokou Tadégnon, co-fondateur de Togocheck : « l’absence d’un mécanisme de vérification robuste pourrait renforcer la viralité des contenus mensongers, au détriment de la vérité et de la qualité du débat public. Si cette décision résulte d’une pression politique ou d’une volonté de neutralité excessive, elle ne doit pas occulter l’urgence de promouvoir un espace numérique où les informations fiables prévalent.»
Echo en Afrique
Voir les limites de la liberté d’expression repoussée dans le mauvais sens du terme reste donc la préoccupation de plusieurs acteurs. « En Europe, fort heureusement, la plupart des Etats se sont armés sur le plan juridique dans le cadre de la régulation des différentes plateformes dans leurs pays. Vous avez des pays comme la Finlande qui sont en avant-garde où les questions d’éducation aux médias sont assez avancées et où l’utilisation des réseaux sociaux est assez responsable. En France, avec le DSA –Digital Services Act-, on assistera davantage à une régulation de ces plateformes », fait observer Paul-Joël Kamtchang.
Alors que l’Europe semble mieux avertie, Paul-Joël Kamtchang s’inquiète de l’indifférence qui semble être, de manière générale, la tendance sur le continent africain. « Le cas de l’Afrique est plutôt très particulier. En ce sens que les fausses informations peuvent être un outil de contrôle de l’information publique. La désinformation en Afrique a plusieurs dimensions comme la désinformation intracommunautaire qui fait énormément de mal. Donc, régulation ou pas, en Afrique, cela ne dit rien à personne, en dépit des textes que les gouvernants ont pris. Il y a donc lieu de s’inquiéter de l’applicabilité de ces différents textes », note-il.
Retournée dans l’autre sens, Paul-Joël Kamtchang estime que la décision de Méta est une sorte de « restriction de l’espace public. » « Sur le continent, si cette décision venait à être appliquée, ce sont nos dirigeants qui se frotteront les mains parce qu’il y a là une occasion à continuer de restreindre les espaces publiques et les libertés sur Internet », conclut-il ; avant de regretter que « l’avancée des Fake news en Afrique, même étant inquiétante, n’a pas l’air de préoccuper assez de monde. » « Avec l’émergence des technologies comme l’IA, il y a beaucoup plus à craindre si le basic n’est pas contrôlé. Alors que si ces outils existaient, l’internaute lambda pouvait dénicher le vrai du faux. D’un autre côté, il faut craindre l’immiscion des politiques. On risque d’avoir de vraies informations qui vont être taxées de fausses. Avant la décision de Meta, on voyait des politiques envahir ce domaine. Il y a péril en la demeure », déplore le fact checkeur togolais Sylvio Combey.
Selon des données de 2024, en Afrique, Meta enregistre des millions d’utilisateurs. Facebook compte plus de 160 millions d’utilisateurs actifs, plus de 80 millions sur Instagram et le plus utilisé, WhatsApp avec plus de 250 millions d’utilisateurs.
Impacts
Cette sortie de Mark Zuckerbeg « va continuer à alimenter la mauvaise perception qu’a le public des fact checkeurs et leur travail notamment sur le Meta » analyse Valdez Onanina rédacteur en chef du bureau francophone d’Africa Check. Ce “baobab penseur”, co-signataire d’un article de fond sur les origines et les conséquences de la désinformation en Afrique en 2023 craint que ce revirement de situation chez Meta n’exacerbe « la mauvaise perception, la défiance et même parfois le harcèlement qu’ont pu subir les fact checkeurs à travers ce projet de Meta ». Et pour cause, explique-t-il : « les gens pensent très souvent que ce sont les fact checkeurs qui censurent les contenus sur Meta. Or, les fact checkeurs affiliés à ce programme n’avaient pour travail que d’identifier les contenus qui sont faux et trompeurs, de faire des articles et d’évaluer ces contenus. C’est Méta qui se chargeait d’envoyer des notifications aux créateurs de contenus ou aux usagers dont les publications ont été étiquetées comme fausses.» « Les vérificateurs de faits, engagés dans un travail impartial et rigoureux, n’ont jamais censuré les opinions ; ils se sont attachés à offrir des éclairages supplémentaires et à corriger les affirmations trompeuses, tout en respectant des principes de neutralité et de transparence », renchérit Noël Kokou Tadégnon, co-fondateur de Togocheck.
Valdez Onanina déplore aussi « un recul en matière de construction du rapport de confiance qui doit exister entre le public et les journalistes à une époque où on traverse une crise de confiance envers les médias. » « Ce n’est pas que entre les fact checkeurs et le public », précise-t-il. Selon lui, « des études ont montré que le fait d’étiqueter des contenus comme étant faux réduisait le risque que les gens croient en des informations fausses et trompeuses. » La fin annoncée du programme de modération sur Meta va « accentuer le désordre informationnel que l’on constate déjà. » « On devrait s’inquiéter davantage de la montée des fausses informations sur ces plateformes », alerte le rédacteur en chef du bureau francophone d’Africa Check. Valdez Onanina estime qu’ « il n’y aura plus de vigilance et chacun se sentira libre de dire ce qu’il veut, de créer sa propre vérité. Et cela va empirer une situation déjà bien grave en matière de désinformation ». « Le fait de supprimer les outils qui limitaient la propagation des informations potentiellement fausses est une grande préoccupation, car on risque d’avoir la prolifération des fausses nouvelles. Lever ses barrières, c’est ouvrir la vanne à tout type d’information sur les réseaux sociaux », s’alarme le Togolais Sylvio Combey, spécialiste du fact checking lui aussi. « Cette mesure pourrait fondamentalement transformer le paysage de la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux du groupe Meta. Sans la collaboration des fact checkeurs indépendants, il est à craindre que les fausses informations et les théories du complot ne prolifèrent davantage, alimentant les divisions sociales et menaçant la cohésion des communautés en ligne », explique Noël Tadégnon, le co-fondateur de Togocheck.
Approches de solution
Après les dénonciations, l’heure est à la recherche de solutions, car il faut bien trouver les moyens pour promouvoir l’éducation aux médias. L’objectif étant de renforcer la capacité des internautes à analyser et à démêler le vrai du faux par eux-mêmes. Comme le souligne le Burkinabé Ange Lévi Jordan Méda, responsable éditorial de Fasocheck : « avec ce système de notation, le boulevard vers la post-vérité est tellement large qu’il sera difficile pour le citoyen non éduqué aux médias de distinguer le vrai du faux. »
Ange Lévi Jordan Méda propose : « les fact-checkeurs peuvent, à mon sens, en plus de la production d’articles, investir cette communauté de ‘noteurs communautaires’ – NDLR : référence faite aux notes de communauté proposées par Meta, comme sur X – afin de contrebalancer les choses. Après, tout dépendra des possibilités techniques dont Meta dispose pour cette communauté. » « Face à ce recul apparent, il est impératif pour les utilisateurs, les journalistes et les acteurs de la société civile de redoubler d’efforts pour encourager des pratiques de vérification indépendantes et défendre la valeur de l’information de qualité. Il en va non seulement de l’intégrité des plateformes numériques, mais aussi de la santé démocratique de nos sociétés», propose Noël Tadégnon.
Sylvio Combey pense que c’est l’occasion pour les organisations de fact checking africaines « de se mettre ensemble pour développer des stratégies basées sur le contexte africain, en prenant en compte nos réalités sociologiques, linguistiques, culturelle pour faire le fact checking et faire en sorte que les personnes dans des zones reculées puissent comprendre les méthodes de vérification des faits », une aubaine à saisir pour émerger et s’imposer analyse le spécialiste togolais. Pour lui, c’est également le moment « d’expliquer et de convaincre sur la nécessité de l’éducation aux médias à la base ; amener les créateurs de contenus à être informés eux-mêmes sur l’éducation aux médias et à la vulgariser à leur tour un peu partout. Sans cette éducation à la base, le fact checking risque de recevoir un coup », conclut-il.