Africa first est le slogan maintes fois répété par Joseph Atick, président du mouvement ID4Africa, lors de son 5ème forum de juin 2019 à Johannesburg. L’Afrique avance rapidement en matière d’identité numérique et les quelques 650 délégués des 50 pays africains présents étaient mieux traités que les 1000 autres participants au congrès, ce qui est tout-à-fait normal, puisque ce colloque est fait pour eux, afin qu’ils fassent les bons choix d’investissements en matière d’identité numérique, mais, plus encore, afin qu’ils apportent des services numériques de qualité aux populations africaines en pleine croissance.
A cet égard, le forum annuel et son exposition n’est que le point d’orgue d’un travail de fond mené tout au cours de l’année, par le mouvement ID4Africa, avec un partage permanent d’expériences et de savoir-faire, dont la partie visible est l’espace de téléchargement du site d’ID4Africa[1]
Le forum des 18, 19 et 20 juin s’est tenu en permanence sous l’effigie de Nelson Mandela et les ministres Sud-Africain qui nous ont accueillis n’ont pas manqué de rappeler la philosophie qui sous-tendait son action, et que l’on peut résumer schématiquement par le mot Ubuntu « Je suis ce que je suis parce que vous êtes ce que vous êtes »
Arrêtons-nous un peu sur ce mot bien connu des acteurs du logiciel libre, et sur sa signification de nature à éclairer l’actualité.
Tout d’abord, l’Afrique est le berceau de l’humanité. A partir du XVIIème siècle, elle a subi les invasions européennes et la colonisation en perdant sa liberté, qu’elle a en partie retrouvé avec la décolonisation. Aujourd’hui, l’Afrique ou plutôt les Afriques, a changé de physionomie et son image actuelle doit largement à l’influence européenne.
En Europe, l’Afrique est trop souvent ignorée et méprisée mais c’est une grave erreur.
Les Européens qui ont eu la chance de participer au forum ID4Africa et ceux qui s’y intéresseront ensuite, auront probablement un autre regard, pour peu qu’ils prennent un peu de recul.
En effet, l’identité numérique et les services numériques associés évoluent aujourd’hui plus rapidement en Afrique qu’en Europe. De même que le mobile money s’est développé en Afrique, bien d’autres technologies et usages sont en train d’y émerger, à base d’identité numérique et d’intelligence collective[2].
Comme je le répète depuis des années à qui veut bien l’entendre, l’Europe a autant besoin de l’Afrique que l’Afrique a besoin de l’Europe, comme le laisse d’ailleurs entendre le mot Ubuntu.
Voici un exemple parmi d’autres de la rapidité des mutations que l’on peut observer et des opportunités qui peuvent en résulter.
Plus de coopération pour des solutions innovantes
Lors du 4ème forum ID4Africa de juin 2018 à Abuja, les délégués ont dénoncé des situations de gaspillage portant sur des milliards d’euros, pour des fichiers de population devenus inutilisables à cause du phénomène de monopole de fait décrit par la Banque mondiale dans son guide de l’usager ID4D[3]. En réponse à cette dénonciation, deux initiatives concurrentes sont apparues en quelques mois à peine :
- En Inde, l’institut technologique de Bengalore (IIIT-B) a développé le projet MOSIP[4], consistant en une plate-forme en logiciel libre, portant sur un des maillons-clés de l’écosystème de l’identité numérique. Avec l’appui de la Banque mondiale, ce projet est actuellement testé au Maroc ;
- En Europe, les fournisseurs de solutions d’identité numérique, regroupés dans la « Secure Identity Alliance » ont analysé les causes des monopoles de fait[5] et développé le projet OSIA[6], à base d’API ouverts, qui rendent modulaire l’écosystème de l’identité numérique, permettant ainsi d’augmenter la concurrence sur chacune des briques de l’écosystème de l’identité numérique[7], en permettant à un client d’en changer à sa convenance sans gêner le fonctionnement de l’ensemble. Plusieurs pays africains, dont le Nigéria, la Côte d’Ivoire la Guinée, la RDC, l’Uganda, Madagascar ont rapidement rejoint le comité consultatif d’Osia présidé par le Nigéria.
A première vue, j’estime que ces deux voies, aujourd’hui incompatibles, pourraient un jour se réconcilier et, à cet égard, j’appelle de mes vœux :
- une analyse approfondie des deux solutions, par des experts indépendants de MOSIP et de la SIA, de manière à éclairer les gouvernements africains sur leurs avantages et inconvénients respectifs dans les différents cas d’usage ;
- une mobilisation des acteurs du libre, et notamment ceux de la verticale Afrique, Europe[8], pour développer des solutions logicielles permettant d’élargir la communauté de MOSIP, et de rendre cet outil compatible avec les solutions actuellement déployées, grâce aux API ouverts d’OSIA ;
- une prudence des acheteurs Africains pour que, dans leurs appels d’offres, ils restent neutres technologiquement ou, s’ils sont favorables à des solutions de logiciel libre, en évitant de se lier les mains par un nouveau monopole de fait[9] en imposant des solutions interopérables avec les modules du marché, compatibles avec les normes internationales et les API de la profession.
Cet exemple parmi d’autres montre à quel point l’Afrique évolue rapidement dans le domaine de l’économie numérique. Pour y être associé, j’invite les lecteurs à :
- profiter de l’information très riche régulièrement publiée sur le site ID4Africa.com;
- réserver dans leur emploi du temps la période du 2 au 4 juin 2020, pour la 6ème édition d’ID4Africa qui se tiendra pour la première fois dans un pays francophone, en l’occurrence au Maroc ;
- contribuer éventuellement au numéro spécial que la revue CIOMAG consacrera en français aux faits marquants du forum ID4Africa 2019 de Johannesburg, pour expliquer les avancées actuelles de l’identité numérique en Afrique et ses enjeux pour elle et pour l’Europe. Ce numéro devrait être publié pour la 9ème édition des assises de la transformation numérique de l’Afrique en automne 2019 à Paris, et diffusé lors du forum ID4Africa de juin 2020 de Marrakech [10].
Par Alain Ducass,
Ingénieur, consultant et médiateur
Catalyseur de la transformation énergétique, numérique et sociale de l’Afrique
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2 Voir notamment la conférence de Lesley-Ann Vughan de Cambridge, dont la présentation et celle des autres acteurs sera mise en ligne en juillet sur le site ID4Africa.
3 Vendor or technology lock-in. Dependency on a specific technology or vendor can result in “lock-in” and/or dependency, increasing costs and reducing flexibility of the system to meet a country’s needs as they develop. This can occur, for example, through the adoption of a technology for which a limited number of suppliers are available, or contractual provisions in supply contracts or licensing agreements (e.g., for software) that restrict changes in technologies or vendors over time or may limit data ownership and access. Another cause of vendor dependency is when a vendor does not transfer knowledge or capacity to the government, which is a higher risk in poorly-designs public-private partnership and build-operate-transfer models. The risk of vendor and technology lock-in can be partially mitigated by the adoption of open, international standards and strong procurement practices that minimize unnecessary constraints in the choice of technology or supplier over unnecessarily long periods of time.
7 Enrôlement côté client et coté fournisseur, registre de population, registre civil, générateur de numéros uniques d’identification, système biométrique, système de gestion des documents, services tiers, e-services publics, e-services privés.
9 On pourra objecter que les sources de Mosip étant ouvertes, il n’y a pas de monopole, mais chacun sait qu’en l’absence de compétences spécifiques, un pays ne peut pas adapter ou faire évoluer les sources sans recourir à la compétence des sachants.