Pour comprendre l’évolution de la cyberescroquerie et comment ce phénomène est devenu un mouvement de mode en Côte d’Ivoire, CIO Mag a rencontré un analyste de la cybercriminalité, en la personne du Dr Serge Lida, enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët Boigny, spécialiste de Sociologie économique. Entretien.
Dr, comment définissez-vous la cybercriminalité?
D’un point de vue sociologique, la cybercriminalité est une activité sociale qui a pour caractéristique majeure la déviance sociale. C’est un phénomène social vu sa dynamique de propension tant de l’extérieur que de l’intérieur. Quoique ce soit un concept polysémique et une réalité multiforme, on en connait deux facettes principales : une face visible et “publique” (Virus, Racisme, Pédophilie, Prostitution, Contrebande, Propagande, Incitation à la haine et à la violence) et une face “immergée” (Chevaux de Troie et Zombification, Chantage et extorsion de fond, Vol/Usurpation d’identité, Contrefaçon, Détournement de clientèle, sabotage et perte d’exploitation, Atteinte à l’image de marque, Terrorisme).
Sous quelles formes ce phénomène s’est-il développé en Côte d’Ivoire?
En Côte d’Ivoire, le phénomène a véritablement pris corps dans les années 2000, où on a commencé à en parler et à le médiatiser. Sinon ses origines sont bien lointaines, si on se réfère aux façons de faire des ressortissants des pays anglophones de la sous-région. Il s’agissait pour eux de passer par l’outil informatique pour détourner des données confidentielles et les utiliser à leur propre profit. Ça, c’est la première forme de cybercriminalité.
Dans cette catégorie, on peut citer les hackers, qui craquent les codes, et aussi ceux qui pratiquent la fraude à la carte bancaire. Deuxièmement catégorie, c’est l’arnaque via l’internet qui a été toujours le propre des Nigérians en Côte d’Ivoire, principalement les Ibo qu’on a connus vers la fin des années 90. Ils faisaient croire, par exemple, qu’ils vendaient des terrains dont ils n’avaient pas la propriété légale; ensuite, c’est devenu une vaste escroquerie. Et puis, il y a une autre forme, la plus moderne, qui est venue avec des jeunes Ivoiriens qui sont installés en Europe, qui ont fréquenté aussi bien des Nigérians que des Arabes. Ils se sont spécialisés dans la fraude à la carte bancaire principalement.
Mais finalement la cybercriminalité est devenue un mouvement de mode. Comment l’expliquez-vous ?
Tout bien acquis avec facilité donne lieu à un comportement de facilité. Vous avez vu à peu près ce que cela a donné comme propulsion dans la transformation des modes vestimentaires. Avec les sous acquis frauduleusement, ces personnes relativement jeunes ont eu la possibilité de s’acheter des habits en passant des commandes chez Dolce & Gabana, Versace, J. P. Gaultier, Gian Franco Ferre, etc. Avec les ristournes, ils venaient en Côte d’Ivoire pour impressionner les jeunes.
Ici, ils vont mettre toute une dynamique autour de ce phénomène pour essayer de le masquer mais surtout le rendre socialement acceptable. Comme des “Robin des bois”, ils distribuaient et continuent de distribuer les sous ainsi acquis. Ce qui va contribuer à transformer le regard des autres sur cette façon de faire. Du coup, le phénomène, qui est considéré comme un crime, va, de par sa transformation, devenir quelque chose d’assez normal.
On peut donc dire que ce crime s’est socialement valorisé ?
Oui. A partir du moment où ils redistribuent les sous, ils traînent tout un mouvement qu’ils propulsent. Dont la danse du Coupé-Décalé qui signifie littéralement “prenons et allons-y”. Je peux en parler parce que j’étais en France au moment où ce mouvement naissait. J’ai connu plein de jeunes qui le pratiquaient. C’était par exemple des achats frauduleux de billets d’avion valables pour 48h, et qu’ils revendent à des prix réduits, entre 400 et 500 Euros.
Et avec ces billets vous êtes obligés de voyager rapidement, le temps que le propriétaire de la carte bancaire s’en aperçoive. Cette pratique permet au fraudeur d’avoir de la liquidité, s’inviter dans un night club et acheter du champagne et faire de l’impression socialement positive, c’’est selon. En somme, se reconstruire une autre personnalité. Il produit par la même occasion des sensations fortes qui vont attirer bien d’autres jeunes. Et si ses derniers n’ont pas de repères moraux, ça peut constituer un autre repère pour eux. C’est comme cela que le phénomène, petit à petit, s’est agrandi. Avec l’appui des nouvelles technologies qui y ont largement contribué.
Les inventions technologiques vont tellement vite que les jeunes ont appris de nouvelles techniques auxquelles ils ont ajouté du “maraboutage”, de l’occulte pour essayer de prendre des sous aux gens via les outils informatiques. Il faut dire aussi que le phénomène a été socialement valorisé, d’abord parce les brouteurs eux-mêmes ont produit des idéologies pour le justifier.
Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ?
Par exemple, faire croire aux gens que l’argent qu’ils prennent aux “Blancs” ou aux Européens, c’est l’argent de la colonisation ou la dette coloniale. Ces formes de justification vont légitimer ces gens dans leurs pratiques. Ce travail sur leurs propres images de gens qui seraient devenus des “Robin des bois” ou des “revanchards” sur la colonisation ont fait qu’il y a une partie de la population qui les y encourage, qui voit ces pratiques d’ “un bon œil”. Si ce phénomène existe, ce sont donc ces conditions-là qui le font persister et exister.
La pauvreté n’y est-elle pas pour quelque chose?
Bien évidement. Mais ici, je fais allusion à la pauvreté économique. Et si vous voulez, c’est une conjonction de circonstances. On a d’un côté l’évolution des technologies devenues plus accessibles, et de l’autre côté, la collaboration avec des personnes qui pratiquent la cybercriminalité, dont les Ibo. Et puis, ces jeunes de la diaspora. C’est une conjonction de possibilités dont l’élément central est l’évolution des nouvelles technologies et leur accessibilité.
Quels en sont les enjeux sur le plan socio-économique ?
D’un point de vue économique, ces jeunes sont à la recherche du gain facile et rapide. Ce sont des pratiques techniquement pensées, des heures d’échanges avec des personnes qu’ils veulent escroquer. Il y a tout un travail qui est produit mais l’enjeu, c’est de gagner des sous. Cela met en exergue les aspects de pauvreté économique.
Au niveau social, on peut parler de résilience dont l’une des conséquences majeure est in fine une dévalorisation non pas seulement des cybercriminels, mais une dévalorisation nationale. D’autant que la destination Côte d’Ivoire en matière de transferts d’argent ou de transactions financières via les technologies informatiques (les cartes bleues et internet, par exemple) sont aujourd’hui très limitées. Des banques se permettent même de limiter les options d’achat via internet sur vos cartes.
Au niveau de l’influence sur la jeunesse, elle est relativement négative. Par exemple, un jeune qui travaille légalement et s’en sort avec une grosse voiture sera traité de brouteur. L’impact n’est pas seulement sur la jeunesse mais sur toute l’activité économique du pays.
Propos recueillis par
Anselme Akéko