CIO Mag : Comment appréciez-vous la situation économique de l’industrie touristique africaine à l’ère numérique ?
Mouhamed Faouzou DEME : Positivement ! Mais partons des statistiques pour mieux apprécier les réalités. Selon l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), le nombre de visiteurs internationaux, en 2017 était de 1,326 milliard de personnes, pour un volume de recettes de 1340 milliards de dollars. Dans cette performance, l’Afrique n’a enregistré qu’un revenu marginal de 37 milliards de dollars US, généré par 63 millions de touristes internationaux. Il est important d’insister sur le fait que le tourisme est la première industrie mondiale même s’il est pratiqué par seulement 3,5% de la population mondiale.
Et dans ces chiffres, selon Ecofin Hebdo, le commerce électronique a généré un revenu de 16,5 milliards de dollars en 2017 sur le continent africain. En se basant sur un rapport du site de recherche Statista.com, le portail de données marchés indique, que d’ici à cinq ans, le commerce électronique devrait atteindre un chiffre d’affaires de 29 milliards de dollars. Et, selon McKinsey dans un de ses rapports, il dit que le commerce électronique, très prometteur, pourrait accaparer 10% des ventes au détail dans les plus grandes économies d’Afrique d’ici à 2025. En valeur financière, cela se traduirait par près de 75 milliards de dollars de ventes en ligne annuelles.
« C’est vous dire que c’est encore timide, mais l’espoir est grand de voir le tourisme africain, prendre son envol à partir du numérique »
Ceci explique quelque part que les banques aussi prennent également la voie de l’économie numérique. Tout ceci pour vous dire que le potentiel existe, les outils également, donc il faudrait à l’Afrique une volonté politique affirmée et un engament du secteur privé touristique aux cotés des pouvoirs publics pour davantage d’efforts dans la mise en route du tourisme. D’ailleurs comme je suis friand de statistique, je vous demande de jeter un regard dans le rapport 2017 d’Afri-Shopping, ou il a dénombré 264 entreprises qui exercent des activités de commerce électronique sur 23 marchés africains, dans divers secteurs dont les services d’hôtellerie, les transports et voyage, et le tourisme.
C’est vous dire que c’est encore timide, mais l’espoir est grand de voir le tourisme africain, prendre son envol à partir du numérique. Je peux vous certifier que concernant le tourisme, la forte croissance observée dans le monde, est principalement due à l’apport du numérique et donc l’Afrique à un exemple à suivre dans ce domaine-là.
Y a-t-il des obstacles pour arriver à cet envol dont vous parlez ?
Bien sûr que oui ! Il y en a en grand nombre. Et pour que les belles prévisions de croissance dans le tourisme se réalisent, certains obstacles doivent être levés. Je peux les citer par ordre de priorité. Il s’agit de l’accessibilité au réseau, la démocratisation du wifi, les aspects juridiques, la sécurité, l’e-reputation, la cybercriminalité, le réseau électrique ne couvre pas l’ensemble des territoires, le problème de l’itinérance des réseaux, le passage généralisé à la 4G, le solaire qui reste encore inaccessible au citoyen lambda dans les zone rurales, etc.
Et surtout la question de la qualité qui est un processus continu. Il faut également souligner que les télécommunications se développent de manière exponentielle et du coup, les exigences en matière de qualité de services deviennent de plus en plus importantes. Parmi les obstacles il y a aussi le maillon faible qui est le taux de bancarisation des populations africaines. La majorité des plateformes de commerce électronique nécessite encore, l’usage de cartes bancaires ou de solutions électroniques, telles que PayPal et autres modes de paiement pour effectuer une transaction commerciale. Or, sur le continent africain, le taux de bancarisation est en dessous de 10%, et où l’inclusion financière, hors mobile, est très faible et réduite à une élite.
Etes-vous optimiste devant autant d’obstacles pour le tourisme électronique en Afrique ?
Oui et non ! Je me demande comment va se développer l’e-commerce africain sans les paiements, les transferts d’argent via le mobile. Il faut noter que le paiement dématérialisé de certains sites d’e-commerce sont confrontés au manque de confiance des consommateurs africains, qui n’ont pas encore intégré dans leurs habitudes le paiement électronique. Certains ont opté pour le paiement en espèces à la livraison (Cash Delivery). Mais au-delà du mode de paiement pour un achat effectué en ligne, les plateformes de commerce électronique d’Afrique, souffrent surtout du faible niveau d’adressage physique de nombreuses villes africaines. Mais quand même l’espoir est permis, nous sommes dans la mondialisation et dans l’ère du digital.
Justement cette problématique du digital et du numérique nous interpelle tous, quel est votre avis d’expert ?
Les mutations qui se produisent dans le monde, à partir du double choc de la mondialisation et de la transition numérique, avec les défis qu’elles posent, ouvrent de nouvelles perspectives, au secteur du tourisme africain qui doit utiliser à son profit ces changements et les tendances qui les accompagnent dans les progrès numériques. Ces changements dans les nouvelles technologies ont permis de facilité l’utilisation d’un nouveau langage du terme : Disruption/disruptif. Permettez-moi de m’appesantir sur le terme Disruption/disruptif qui va stimuler et fouetter l’ardeur des Africains à accepter le changement de paradigme qui est un passage obligé vers l’émergence.
« Les voyageurs d’aujourd’hui (…) sont à la recherche d’expériences, pas seulement de lieux à visiter »
Le terme « disruptif », c’est l’idée de se remettre en question qui désigne en économie, le bouleversement d’un marché, une rupture accompagnée d’un changement. En économie toujours, c’est lorsqu’une entreprise introduit un nouveau produit ou service, radicalement innovant, qui bouleverse la stratégie de l’entreprise en créant une rupture, ou de nouveaux comportements chez les utilisateurs, que le terme disruptif est utilisé. Et c’est dans ce sens que le numérique transforme les processus de décision des voyages et les champs d’actions du marketing touristique. Il est important de noter, en effet, que les progrès numériques transforment nos rapports avec l’information, modifient nos comportements et encouragent l’innovation.
A cet effet, il nous faut des capacités nouvelles et de nouvelles façons de penser pour le tourisme, car les voyageurs d’aujourd’hui, veulent employer leurs temps autrement et sont à la recherche d’expériences, pas seulement de lieux à visiter.
Quel est l’impact du digital sur les destinations africaines ?
Les touristes se posent toujours les bonnes questions pour déclencher une reservation ou une demande d’information. Et cela doit déboucher sur des innovations qui peuvent concerner aussi bien le produit lui-même, que le modèle d’affaires, le marketing communication. Et ce sont des éléments qui concourent, outre le rappel de l’urgence, pour toutes les entreprises, à mettre sur pied une véritable stratégie de la disruption. Le grand intérêt, est de créer par l’ouverture, le changement structurel, le prix, le business model, le partenariat, l’anticipation, les données, le service ajouté, pour avoir un impact positif sur l’économie et sur la visibilité des territoires.
« L’industrie touristique africaine est à la croisée des chemins, entre le marteau du numérique et l’enclume des exigences des touristes »
C’est en ce sens que le tourisme et la transformation numérique, sont une occasion exceptionnelle de faire mieux connaître l’impact du tourisme et sa contribution au développement durable. Un tourisme qui s’appuie sur l’innovation et sur les progrès numériques offre en effet plus d’opportunités, d’amélioration, d’autonomisation et d’inclusion sociale. Je vais prendre un exemple d’impact très positif sur les destinations intelligentes, et vous dire que : l’industrie touristique africaine est à la croisée des chemins, entre le marteau du numérique et l’enclume des exigences des touristes, devenus consom’acteur, ou il faut admettre que la transformation digitale a favorisé la création de destinations intelligentes.
Celles-ci jouent un rôle essentiel dans le développement durable du tourisme et sont des facteurs de progrès pour les sociétés dans leur ensemble. La géo-localisation, la vidéo surveillance et les points wifi sont des solutions technologiques qui ont une utilité démontrée au service des populations et de la prise de décision, fondée sur des données factuelles, sur les choix des mesures prioritaires, et sur le travail d’anticipation de scénarios futurs ; autant d’éléments cruciaux pour une gestion responsable du tourisme et de ses impacts.
« De nouvelles solutions peuvent améliorer l’accessibilité des destinations intelligentes grâce à la transformation digitale »
L’organisation des manifestations touristiques qui sont programmées autour des points intelligents permet d’aborder des sujets importants tels que les systèmes de mesure par anticipation, des données sécuritaires et de positionnement à jour et à intervalles périodiques dans les destinations. Avec l’ampleur et l’ouverture des données, de nouvelles solutions peuvent améliorer l’accessibilité des destinations intelligentes grâce à la transformation digitale.
Vous voyez donc que l’installation et l’intégration des outils numériques permettent, entre autres, d’ouvrir des débats sur l’évolution des comportements de voyage et les expériences clients de plus en plus personnalisées. Comment l’Afrique devra faire face aux nouveaux modèles d’activités commerciales et le rôle des entrepreneurs africains dans l’amélioration des processus participatifs sont très appréciés, grâce aux solutions intelligentes.
Quelle recommandation faites-vous au secteur du tourisme et aux Africains ?
Il est très important que des rencontres et des discussions à intervalles réguliers se tiennent à tous les niveaux de représentation de la gouvernance politique, économique, technologique et financière du secteur du tourisme. En mettant en bandoulière le caractère transversal et pluridisciplinaire du secteur du tourisme pour sensibiliser les acteurs, les populations et les touristes de la nécessité de préserver l’environnement, la culture, l’accessibilité, la paix, la salubrité et le respect. Encore une fois, nous sommes dans un contexte mondial très complexe et très évolutif dans lequel, le comportement des touristes et des nouvelles technologies changent les structures économiques et les politiques correspondantes.
Il faut une bonne adéquation formation-emploi avec l’analyse des situations de travail et des métiers. L’Afrique à l’obligation de réussir car elle possède plusieurs atouts et avantages pour renforcer ses programmes et diversifier ses produits en passant par l’e-tourisme, l’e-marketing, l’e-visa, l’e-promotion avec les réseaux sociaux, les startups et les plateformes de paiement.
Et enfin réduire les inégalités tarifaires dans le transport aérien et stimuler l’ardeur et la conscience des peuples africains sur la nécessité de ne pas rater la révolution numérique qui est l’une des dernières armes du continent pour passer de la pauvreté à l’émergence économique inclusive.
Entretien réalisé par Youcef MAALLEMI