A l’occasion de la parution de Booming Africa, le nouvel essai, publié par Bruno METTLING, Président d’Orange Middle East & Africa, Cio Mag est parti à la rencontre de l’Auteur pour mieux comprendre le sens de son engagement en faveur de l’inclusion numérique en Afrique. Un essai pédagogique qui se veut être le reflet d’une expérience et d’un vécu à la fois objectifs et réalistes. Tout au long des récits exposés sur huit chapitres, Bruno METTLING s’attache à démontrer avec enthousiasme et une pointe de délectation la manière dont le numérique va bouleverser la vie de centaines de millions d’africains non sans occulter une certaine amertume liée au manque d’agilité des bailleurs. Un vrai plaidoyer pour inviter à un changement de paradigme afin de revoir en profondeur les politiques de développement qui sont déphasées avec les réalités du XXIème siècle. Bref, un carnet de voyage pour partager des visions, des convictions, des retours d’expériences issus du terrain. Ce livre contribuera incontestablement à apporter des éléments de réponses sur la manière dont le digital permet d’accélérer l’atteinte des Objectifs de Développement Durable, parmi les plus urgents, visés par les Nations Unies.
Propos recueillis par Mohamadou DIALLO
Qu’est-ce qui a motivé votre intention de nous faire partager ce carnet de voyage au cœur du numérique en Afrique ?
La volonté de témoigner à travers ce livre m’est venue parallèlement à la conviction que le numérique avait un rôle majeur pour pourvoir aux besoins vitaux des populations africaines.
Les apports du numérique étaient si nombreux et si puissants, qu’il n’a alors plus seulement été question de mettre en exergue telle ou telle startup développant via de nouvelles applications des services dans l’agriculture, la santé, ou dans d’autres domaines, mais plutôt d’inviter à une réflexion plus globale et à une introspection profonde sur ce thème, via l’écriture de cet ouvrage. Les situations où le numérique est en capacité de contribuer à résoudre les difficultés propres à l’Afriques sont à présent légions. Et le temps est sans doute venu d’aborder ce sujet autrement, en réfléchissant notamment à la manière dont les modèles de développement doivent être repenser en intégrant cette dimension numérique.
S’agit-il de démontrer, qu’avec le numérique, d’autres modèles pourraient être expérimentés ?
C’est l’essence même du livre. Et c’est d’autant plus important de le faire au moment où le modèle de développement traditionnel marque le pas. Quand on s’intéresse, par exemple, aux moyens mis en œuvre dans le domaine de l’éducation, et que l’on prend en compte l’évolution démographique de la population, on est forcé de constater qu’il y a inadéquation entre l’approche éducative traditionnelle et le simple maintien du taux de scolarisation de la plupart des pays.
Si on ne réinvente pas des modèles qui font du numérique un outil de diffusion de savoir et de connaissance, et un outil qui soit de surcroit interactif, c’est qu’il y a problème. Il est évident qu’avec les outils numériques, on peut répondre, de manière beaucoup plus efficace et économiquement pertinente, au redoutable défi démographique auquel est confronté le système éducatif africain.
Pourquoi n’avoir pas voulu traiter, dans votre livre, de l’Industrie culturelle et créative, alors qu’en Afrique, la majorité de la population a moins de 25 ans ?
S’il est vrai que mon ouvrage ne traite pas spécifiquement de l’Industrie culturelle et créative, il est en revanche évident que le numérique va permettre de développer de nouveaux supports culturels. Cela mériterait en effet d’être mis en valeur, mais il y a aussi beaucoup d’urgences à traiter. Celles qui me paraissaient prioritaires et fondamentales, sont liées à l’éducation, la santé, l’agriculture, etc. J’ai pris le parti de faire un focus sur ce qui me paraissait devoir prioritairement être développé pour stimuler cette fameuse croissance inclusive.
Cela dit, l’éducation, tout comme l’acquisition de savoirs, sont intimement corrélés à la culture et à l’accès aux biens culturels. Et je pense qu’il ne faut pas les opposer. Mais, j’ai pour ma part souhaité parler de l’urgence numérique. Cette urgence qu’il y a à repenser les politiques de développement pour apporter des réponses, notamment en termes d’éducation. C’est le premier des droits, avec la santé et l’alimentation mais aussi avec tout ce qui est clé et favorise l’inclusion économique, comme le mobile banking.
Vous évoquez le passage du transactionnel au conversationnel. Quand on sait qu’en Afrique, la transmission est avant tout orale, quels peuvent alors en être les effets ?
C’est un sujet important qui risque de bouleverser en profondeur le monde de l’Internet et de l’accès à la connaissance. Le développement du web a connu deux grandes étapes, lesquelles ont précédé celles abordées dans le livre.
La première, consistait à consulter, passivement, des pages. Puis, est arrivée l’interactivité via le mail notamment, qui permet d’interagir. C’est cela, la phase dite transactionnelle du web. Elle permet d’envoyer et de recevoir des messages. La mise en relation est alors dynamique. Avec plus récemment les chatbots – des machines en mesure de répondre aux messages -. A présent, nous assistons à l’arrivée d’une troisième étape : la phase conversationnelle. C’est, à mon sens, la plus importante de l’histoire du web. Elle est fondamentale pour l’Afrique car elle permettra à la grande majorité de sa population, qui est pour l’heure exclue de l’Internet, de pouvoir finalement se l’approprier. Jusqu’alors, tous les programmes Internet étaient basés sur l’écrit et pensés et définis dans les langues classiques, en particulier pour l’Afrique celles de Molière, de Shakespeare ou dans la langue arabe. Avec la nouvelle transformation qui arrive grâce à l’intelligence artificielle notamment le web va être de plus en plus basé sur l’oral, sur la voix, comme en témoigne les assistants vocaux, qui loin d’être en simples gadgets s’inscrivent dans cette nouvelle mutation du web. Et grâce aux moteurs de l’Intelligence artificielle, il devient possible de reconnaître la voix, les langages et de les traduire instantanément dans les langues les plus variées, je pense aux grandes langues vernaculaires d’Afrique. La barrière de la langue va ainsi progressivement s’estomper. On peut alors envisager de développer extrêmement rapidement des interactions pour parler, apprendre ou commercer dans sa langue. Des centaines de millions d’Africains peuvent ainsi désormais entrer dans l’économie de l’Internet dont ils étaient exclus par la difficulté d’accès à l’écrit et à la langue d’usage sur le web.
Le digital permettrait-il d’atteindre les objectifs plus rapidement ? Quid alors des besoins en infrastructures physiques ?
Il ne faut pas opposer infrastructure physique et infrastructure numérique. Prenons trois exemples. Je reviens sur celui de l’éducation. Dans le livre, je cite le cas d’Abobo, une commune d’Abidjan. Dans cette ville, cinquante bébés naissent chaque jour. La croissance démographique est telle que pour scolariser ces enfants, il faudrait construire quotidiennement une salle de classe et recruter un enseignant. Combien de salles faudrait-il alors, à l’échelle de la ville, de la région ou encore du pays, pour absorber cette population ? C’est complétement surréaliste et hors de portée. Et a fortiori si l’on intègre le fait qu’à l’horizon 2030, soit dans une décennie, l’Afrique verra sa démographie croître de l’équivalent de l’équivalent en la totalité de la population européenne. Il est irraisonnable, dans ces conditions, de maintenir en usage les schémas classiques de formation et d’apprentissage. D’autres alternatives sont envisageables avec le numérique. Orange a d’ores et déjà développé, dans plus de 500 écoles, de nouvelles méthodes interactives. Des tablettes permettent d’organiser l’échange et l’apprentissage avec les enfants.
Dans mon ouvrage, j’évoque un deuxième exemple, celui-là dans le domaine de la santé, où des outils existent déjà. Grâce aux analytics, on peut identifier et développer, dans une logique prédictive, des systèmes de réseaux. Il est en effet démontré que pour la détection du cancer, le traçage des antécédents familiaux, le numérique est beaucoup plus efficace que le système de réseau physique de santé classique, quand il existe. L’Egypte a ainsi détecté, chez trois millions de ses citoyens, des risques d’exposition au diabète, en raison d’antécédents familiaux. Un questionnaire en ligne a alors été adressé à cette population concernée en partenariat avec le ministère de la Santé et l’enquête a permis d’identifier les personnes les plus exposées. Ce système est infiniment plus efficace, dans un pays de cette dimension, que celui consistant s’en remettre au seul dispositif d’infrastructures physiques pour organiser la détection du diabète.
On voit bien que les solutions numériques permettent une mise en place très rapide, et à des coûts attractifs, d’outils prédictifs favorisant la prévention des risques. Et à la clé, un système de santé performant. Mon message est clair : il ne s’agit pas de contester la pertinence et l’évidence d’avoir des hôpitaux pour traiter des maladies, ainsi que des dispensaires pour les premiers soins. Mais d’intégrer, à cette logique, la dimension numérique – y compris en matière de formation.
Le troisième exemple, c’est celui de l’énergie. Le déficit énergétique est l’un les principaux freins au développement du continent. La moitié de la population de l’Afrique n’a toujours pas accès à l’énergie. Quelque 600 millions de personnes en sont exclues. Comment sortir de cette impasse ? Je suis persuadé que c’est un leurre de faire croire que l’industrie du monde de l’énergie serait capable de contenir les besoins et d’anticiper l’explosion démographique du continent en produisant des ressources en quantité suffisante. Prenons le cas de la RDC, que je cite dans le livre.
A Kinshasa, l’énergie était produite dans les années 1970 par un barrage électrique où fonctionnaient 12 turbines, pour une population de 3 à 4 millions d’habitants. Aujourd’hui, seulement 7 turbines sont encore en état de marche alors que la population a triplé.
Ces schémas classiques de la production d’énergie nécessitent de lourds investissements en infrastructures, lesquels doivent être adaptés aux pays africains. Sans parler des problèmes liés à la rentabilité de ces énergies générées par des barrages situés loin des centres urbains, qui doivent être stockées, puis transportées jusqu’aux consommateurs. Il est pourtant possible de développer des technologies alternatives. Il ne s’agit évidemment pas de faire tourner des usines, mais plutôt d’apporter de l’énergie directement aux populations. Aujourd’hui, des kits solaires connectés, des systèmes interactifs, d’une qualité tout à fait acceptable, existent. Cette solution se présente sous forme d’un ensemble comprenant un panneau solaire, une batterie et divers accessoires (ampoules LED, prises pour recharger plusieurs téléphones, poste radio et /ou télévision). Orange en a déjà déployé des milliers en Afrique. Le continent dispose d’assez de ressources naturelles – solaire, hydraulique, géothermie, éolien ou biomasse – pour concilier développement et changement climatique. Et, pourquoi pas, de devenir l’épicentre des énergies propres.
Qu’attendent alors les bailleurs de fonds et les gouvernements pour aller vers ces technologies alternatives ?
L’énergie solaire a l’avantage de se substituer aux sources d’énergie émettrices de CO2, qu’utilisent certains foyers africains pour s’éclairer. L’innovation consiste à utiliser les technologies nouvelles pour mettre en place des réseaux électriques intelligents et des compteurs communicants. Déployer des kits, qui coûtent entre 150 et 200 dollars, à la place des solutions traditionnelles fournies par les opérateurs, semble apparemment simple. Mais, contre toute attente, les bailleurs ont du mal à adhérer à ce type de programme. Un spécialiste du financement m’a clairement avoué qu’il lui était plus facile de convaincre son comité d’engagement de financer des barrages d’énergie hydroélectrique à des dizaines de millions d’Euros, plutôt que des kits repartis sur l’ensemble de la population. Et c’est là que j’interpelle les grands décideurs publics et privés. Puisque des solutions nées du croisement du téléphone et des technologies solaires peuvent fournir de l’énergie à des millions de foyers à un coût sans commune mesure avec le déploiement d’infrastructures traditionnelles, qu’attend-on pour les déployer massivement. N’est-ce pas là en outre un bon rempart contre l’inexorable exode rural ?
Et qu’en est-il des solutions numériques développées pour l’agriculture ?
Nous savons tous que l’Afrique concentre à elle seule plus de 60 % des terres arables non exploitées. Pour que l’agriculture décolle en Afrique et permette de mieux nourrir la population africaine, il y a deux conditions. La première, c’est de cultiver plus efficacement ; et la deuxième, c’est d’améliorer le revenu des agriculteurs. Encore une fois, c’est grâce au numérique que l’on pourra atteindre ces objectifs.
Par exemple, grâce aux téléphones mobiles de base, les fermiers reçoivent des alertes sur l’état du sol, la période propice pour planter ou encore pour irriguer. A l’heure actuelle, il existe des systèmes d’irrigation à distance pilotés depuis un mobile. On peut recevoir des alertes quand le sol est trop sec ou interrompre l’irrigation à distance s’il y a suffisamment d’eau. Des centaines de milliers d’agriculteurs utilisent déjà de telles applications fournies par Orange. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène, mais d’un système global qui va encore se développer grâce aux solutions conversationnelles qui permettront des échanges oraux avec des ingénieurs agronomes en centres d’appels qui fourniront des conseils aux agriculteurs dans leur langue locale ou encore des drones qui permettent de détecter des situations physio sanitaires.
En matière de revenus, grâce au Market Place et grâce aux informations sur les prix pratiqués sur les différents marchés, le rapport entre les acteurs économiques se rééquilibre et le cultivateur sait le prix que vaut sa production sur les différentes places alentours.
Il ne peut y avoir d’impact réel du numérique sans la conduite du changement. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est exact. On peut l’illustrer par un autre exemple, celui de la gouvernance électronique. On assiste à des transformations en profondeur de l’administration, à l’image, par exemple, de ce qui se passe en Guinée. Le pays a réussi à multiplier par trois le montant des ventes de vignettes automobiles depuis qu’il a rendu obligatoire le paiement via le mobile payment. Cette augmentation du taux de recouvrement s’est faite en élargissant l’assiette. En rendant obligatoire le paiement par mobile, le gouvernement guinéen a favorisé, d’une part, la transparence dans la collecte des recettes. Et a d’autre part mis un terme au problème des fraudes qui pénalisaient les circuits de collecte. Qu’attend-on pour multiplier ces initiatives ?
S’il est vrai que la modernisation de l’administration à travers l’e-Gouv, la lutte contre la bureaucratie est un enjeu clé, développé dans un chapitre AD hoc. Il est important en particulier d’accompagner dans une conduite de changement, la chaîne des fonctionnaires qui n’y est pas toujours très favorable, on peut envisager, en les accompagnant, qu’ils passent d’un rôle de collecte matérielle à un rôle de conseil, voire d’accompagnement…
Pour conclure avec les start-ups, vous référez à la tentation de bailleurs de fonds de les accompagner et de les financer en laissant de côté les activités traditionnelles. Comment y remédier ?
Le grand plaidoyer de ce livre, c’est aussi de dire que l’Afrique doit développer son propre modèle numérique, comme cela a été le cas dans le domaine bancaire. Si on était parti du schéma européen, jamais on n’aurait massivement bancarisé, sur des services de base, autant de populations africaines. Il faut donc s’inspirer de ce qui a fonctionné et repenser en conséquence le système. Et ceci dans tous les domaines.
Ainsi, il est important de développer des lieux et de dégager des moyens pour accompagner les start-ups africaines. Toutefois, il ne faut pas que cette indispensable politique de soutien aux jeunes pousses du digital masque la nécessité d’assurer le développement du numérique dans les secteurs traditionnels qui en ont tant besoin.
Si dans un livre précédent, j’ai milité pour un droit à la déconnexion numérique en France, aujourd’hui, je veux défendre un droit à l’accélération numérique en Afrique.