Dans son rapport, le groupe de travail Broadband for All de la Banque mondiale a chiffré à 100 milliards de dollars le montant des investissements pour connecter tous les Africains au haut débit, d’ici à 2030. Pour Makhtar Diop, vice-Président de la Banque mondiale en charge des infrastructures, ce challenge requiert une action coordonnée. Et l’implication de tous les acteurs. Interview.
Propos recueillis par Camille Dubruelh
CIO Mag : Le continent doit connecter plus d’un milliard d’habitants. Comment répondre à ce défi ? En quoi est-ce une priorité ?
Makhtar Diop : Garantir un accès universel au haut débit nécessite une mobilisation inédite de toutes les parties prenantes : gouvernements, secteur privé, partenaires du développement et société civile. La réponse aux problématiques du numérique consiste à développer les infrastructures, les services financiers, les compétences, les plateformes et les écosystèmes d’entrepreneuriat. Nous devons agir vite. Si nous ne considérons pas ce sujet comme une urgence, nous prenons le risque de créer un monde à deux vitesses. Un monde où l’Afrique serait reléguée au second plan, dans une économie globale de plus en plus numérisée. Faire du numérique une priorité permettrait également aux pays africains de sauter des étapes de développement (leapfrogging en anglais), comme a pu le faire le Kenya, leader mondiale de l’argent mobile, avec M-Pesa.
Pour connecter l’ensemble de l’Afrique, quelle coopération peut s’organiser entre les pouvoirs publics, les organismes internationaux, les acteurs publics et privés et la société civile?
Nous ne parviendrons pas à cet objectif sans la coopération des différents acteurs. Tous les partenaires peuvent apporter leur contribution dans leur secteur d’expertise. L’objectif est le même pour tous. Il s’agit de garantir, à tous les Africains, l’accès à un Internet fiable, bon marché et sécurisé. Pour répondre à ce défi, il faut des coopérations à plusieurs échelles, du local à l’international. Et il faut également permettre à nos pays de s’imposer comme acteurs – et non spectateurs – de la révolution numérique.
Le Groupe de la Banque mondiale joue déjà un rôle de coordination entre plusieurs partenaires. Et notamment avec un acteur dont le rôle est essentiel : le secteur privé. Les investisseurs privés sont présents en Afrique, mais il faut accélérer ce mouvement. En parallèle, nous devons opérer une transition dans la nature des investissements. Les échéances sont en effet trop souvent à court terme. C’est pourquoi l’émergence de fonds de capital d’investissement (private equity) est une bonne nouvelle, car ils apportent des solutions de financement à long terme. De notre côté, nous soutenons cette dynamique. Pour atténuer les risques et les incertitudes, nous mettons en place des mécanismes de garantie tels que notre guichet de financement du secteur privé (Private Sector Window).
Comment le développement d’Internet à grande échelle peut-il être générateur d’emplois pour le continent ?
L’extension de l’accès à l’Internet va permettre de créer des millions de débouchés. C’est une opportunité à saisir pour les 450 millions de personnes qui devraient rejoindre la population active en Afrique, entre 2015 et 2035. Dans son dernier rapport sur l’avenir du travail en Afrique, la Banque mondiale constate que l’amélioration de la vitesse des connexions Internet en Afrique s’est traduite par une hausse des taux d’emploi. Cette tendance s’observe non seulement chez les diplômés de l’université, mais aussi parmi ceux qui ne possèdent qu’un niveau d’instruction secondaire, voire primaire.
Nous devons soutenir les entrepreneurs africains, qui seront les employeurs de demain, via la mise en place de Tech Hubs. On en recense plus de 600 sur le continent, mais les écarts restent trop grands d’un pays à l’autre. Pour encourager la prise de risques chez nos entrepreneurs et chez ceux qu’ils emploient, il faudrait également étendre la couverture des régimes du travail et des systèmes de protection sociale. Ceci faciliterait la transition d’un emploi à un autre. Nous devons par ailleurs développer les compétences des personnels les moins qualifiés afin qu’ils trouvent leur place dans l’économie numérique. Avec un plus grand accès à Internet et aux applications mobiles, ils pourront commercialiser leurs produits plus facilement.
Quelle coopération faut-il envisager entre les Etats et les opérateurs télécoms ? Le marché doit-il être plus ouvert et plus concurrentiel ?
Depuis l’ouverture à la concurrence, les relations entre les États et les opérateurs ont changé. Il y a eu une « séparation des pouvoirs » d’opération, de régulation et de politiques sectorielles. Autrefois, tout était réuni au sein d’une seule et même administration. Par exemple, les responsabilités relatives à la régulation sont passées aux Autorités de régulations nationales (ARN), qui sont censées être indépendantes financièrement, politiquement et techniquement. Dans la plupart des cas, le rôle de l’Etat se limite maintenant à définir les politiques sectorielles.
Quant à la question de l’ouverture du marché, des progrès ont été fait en termes de pénétration, de transformation numérique et d’innovation technologique. Pour autant, il est important de faire les bons choix, en tenant compte des effets sur le court et le long terme. Et en se posant les questions suivantes : quel type de concurrence est à privilégier ? Une concurrence en services ou une concurrence en infrastructures ? La concurrence en infrastructures oblige les opérateurs à investir. Et assure une forme de stabilisation des marchés, tout en évitant des stratégies de hit-and-run ou d’écrémage. Il est cependant important de s’assurer qu’elle ne mène pas à une duplication inutile et coûteuse des infrastructures, là où un partage des coûts aurait été une meilleure option.
Quelle est la feuille de route de la Banque mondiale dans ce domaine ? Quels projets d’envergure soutenez-vous ?
Sous la direction de l’Union africaine et à la demande des pays africains, le Groupe de la Banque mondiale met en place une action coordonnée autour d’une grande initiative. Cette Initiative pour l’économie numérique en Afrique, Digital Economy for Africa (DE4A) en anglais, est un plan d’action audacieux. Il vise à connecter numériquement chaque individu, chaque entreprise et chaque gouvernement du continent, d’ici à 2030. Nous avons défini cinq grands piliers. Premièrement, nous devons investir dans l’infrastructure numérique avec une connectivité à haut débit, accessible et abordable. Et qui soit construite de manière coordonnée et intégrée. Deuxièmement, nous devons aider les pays à renforcer les compétences numériques des populations. Pour devenir les entrepreneurs et dirigeants de demain, nos jeunes doivent être dotés de compétences numériques. Ces compétences seront également nécessaires pour faire face aux risques de cyberattaques toujours plus grands. Dans un pays « pionnier » comme le Kenya, où 93% des écoles primaires sont couvertes par le Programme d’apprentissage numérique du gouvernement, les écoles secondaires ne proposent pas de cours liés aux compétences numériques.
Troisièmement, pour stimuler la participation, nous devons créer des plateformes numériques, qui connectent les gens aux produits, aux services et à l’information. Par exemple, les systèmes d’e-gouvernance et d’identification numérique aident à simplifier les processus administratifs en ligne et à réduire les coûts pour le gouvernement. Quatrièmement, nous devons élargir les possibilités offertes par l’argent mobile à l’ensemble du continent. L’argent « mobile » est le moteur de l’inclusion financière en Afrique. Lle nombre de comptes a doublé, pour atteindre 21% entre 2014 et 2017. Cinquièmement, nous devons favoriser la création d’un écosystème d’entrepreneuriat numérique, lequel générera de nouveaux services, des modèles commerciaux innovants et du contenu local.
Dans le cadre de l’initiative DE4A, nous réalisons une série de diagnostics afin d’établir un état des lieux de l’économie numérique dans chaque pays africain. Nous en avons déjà réalisé une vingtaine et quinze autres sont en cours. Ces diagnostics sont accompagnés de plans d’action. Aujourd’hui, la Banque mondiale recense quinze projets effectifs et vingt-neuf autres sont en préparation en Afrique pour « opérationnaliser » cette initiative.