L’investissement dans les startups africaines a connu un ralentissement en 2023. Pourtant, des signaux montrent que l’écosystème suit une évolution positive et continue d’attirer les levées de fonds. Diversification des pays attirant les investissements, nouveaux secteurs attractifs, Cio Mag consacre un dossier à l’investissement dans les startups tech, les évolutions et les secteurs porteurs. Quelles sont les solutions business en vogue ? Quels sont les défis auxquels les startups sont confrontées ? Quelles sont les perspectives pour les années à venir ? Analyse.
« Même si nous observons une baisse sur les volumes d’investissement dans les startups, l’intention et l’activité entrepreneuriale ne faiblissent pas. L’Afrique a toujours enregistré une forte activité entrepreneuriale, et ce, pour différents facteurs économiques sociaux. » Pour Ali Mnif, Directeur des Investissements chez Digital Africa, acteur français du groupe AFD dont la mission est d’accompagner et de financer les entrepreneurs tech africains sur les stades « early stage », la baisse d’investissement est plutôt le fait d’une appréhension générale. En effet, en 2023, le financement sur le continent a chuté de 39 % en glissement annuel, passant de 4,6 milliards en 2022 à 2,9 milliards en 2023, à travers des transactions de 100 000 dollars et plus, selon les rapports de Africa, The Big Deal. Mais pour l’activité « early stage », cette baisse n’est que de 5 %, preuve que l’effervescence entrepreneuriale est toujours là.
« La baisse de 2023 est plutôt une réaction à l’expansion fulgurante de 2021. Si l’on regarde la tendance sur les cinq dernières années, on observe que les montants levés aujourd’hui sont supérieurs à ceux de 2020 et indiquent bien une tendance à la hausse sur le moyen terme », assure Anta Ndiaye, Principal à Sawari Ventures, une société de capital-risque panafricaine ancrée en Égypte qui investit dans des sociétés technologiques à fort impact. L’experte assure que les fondamentaux sont désormais solides en Afrique : des économies en croissance, une population jeune et une classe moyenne émergente qui consomme de plus en plus, une digitalisation des secteurs traditionnels, une infrastructure fintech grandissante, une accélération des écosystèmes tech qui repose sur des réservoirs de talent, des hubs technologiques. « L’investissement va repartir à la hausse sur un horizon court terme, surtout lorsque les taux d’intérêt et l’inflation baisseront en Occident et que le marché sera plus liquide. En Afrique, nous allons vers une phase de de stabilisation de croissance avec une consolidation des écosystèmes qui vont se développer de façon plus durable », analyse Anta Ndiaye.
Autre fait intéressant à noter, en 2023, la part de la dette dans l’investissement a été beaucoup plus importante. En effet, le montant de la dette levée a atteint 1,1 milliard de dollars, soit une croissance de +47 % en glissement annuel ; en comparaison, le financement par actions a chuté de -57 % au cours de la même période. Et c’est une bonne nouvelle, selon les fondateurs de Africa, The Big Deal, car, en Afrique, une grande partie des startups avait besoin de dettes, comme les banques n’accordent pas de prêts importants ou avec des intérêts exorbitants.
Profils diversifiés
De son côté, Digital Africa a lancé en 2023 son premier fonds dédié à l’Afrique francophone, nommé « Fuzé », débloquant ainsi 6,5 millions d’euros pour soutenir 16 startups provenant de sept pays. Et pour choisir les projets, Digital Africa accorde une attention particulière aux profils des entrepreneurs. Et ceux-ci sont de plus en plus diversifiés. Alors qu’auparavant, les réussites étaient souvent associées à des dirigeants étrangers ou de la diaspora, on observe désormais un nombre croissant d’Africains formés sur le continent, lançant et développant leurs startups localement. « Cette évolution reflète une appropriation plus grande de l’écosystème entrepreneurial par les Africains eux-mêmes. Et ceci permet d’inspirer un éventail beaucoup plus large d’entrepreneurs potentiels, qui se retrouvent dans ces exemples de réussite », assure Ali Mnif.
Pourtant, si les profils sont plus diversifiés, la question du genre reste centrale, car les femmes sont toujours sous-représentées (en 2023, les start-ups dirigées par un fondateur masculin seul ou une équipe fondatrice entièrement masculine ont attiré 85 % de tous les financements) et la tendance n’évolue que très peu. Pourtant, les investisseurs s’accordent à dire que, tout comme l’impact sur l’environnement et les sociétés, la question du genre de l’équipe dirigeante est un facteur essentiel étudié par les investisseurs. « En 2024, nous souhaitons une parité absolue en termes de présence féminine parmi les équipes dirigeantes des startups sur lesquelles nous investissons. L’impact est primordial dans nos critères, impact sociétal, question du genre, création d’emploi et considérations environnementales, c’est tout à fait naturel », assure Ali Mnif.
Émergence de nouveaux hubs
Outre les entrepreneurs, la diversification s’observe aussi en termes de répartition géographique des investissements, même si, comme chaque année, les « Big 4 » (l’Égypte, le Kenya, l’Afrique du Sud et le Nigeria) ont capté en 2023 l’essentiel des fonds (87%). « Ce sont les économies les plus importantes en Afrique et ce sont celles qui rassemblent le plus de consommateurs », analyse Anta Ndiaye, tout en précisant que « d’autres écosystèmes se développent rapidement ». « On peut retrouver par exemple des évolutions au Sénégal similaires à ce qu’il se passait en Égypte il y a cinq ans, dans le secteur du paiement par exemple. Les écosystèmes en Afrique de l’Ouest francophone sont des marchés en plein boom, d’autant que la zone économique intégrée de l’UEMOA, avec ses régulations et une monnaie commune, est un gros avantage », poursuit l’investisseuse.
Si, d’après les fondateurs de Africa, The Big Deal, la polarisation reste extrême autour des Big 4, « l’Afrique de l’Ouest fait de plus en plus figure d’exception, car nous assistons à l’émergence de pôles secondaires. En 2021, le Nigeria a attiré 85% des investissements de la région, contre « seulement » 68% en 2023. C’est encourageant de voir que d’autres pays prennent le relai, comme le Sénégal ou le Ghana et dans une moindre mesure la Côte d’Ivoire. Le Bénin aussi s’en est très bien sorti, principalement grâce à deux gros deals », précise Max Cuvellier Giacomelli. Un constat partagé par Ali Mnif, qui rappelle que les écosystèmes de pays francophones comme le Maroc, le Sénégal, le Rwanda ou encore la Tunisie sont de plus en plus matures. L’expert se réjouit d’observer cette diversification. « Sur l’année 2022, nous avons enregistré une activité d’investissement sur 28 pays africains, et en 2023, sur 38 pays. Maintenant, nous devons faire en sorte que l’ensemble des 54 pays parviennent à attirer les investissements. »
Clean Tech et IA
En ce qui concerne les secteurs porteurs, la Fintech continue d’être le premier secteur, loin devant, mais a enregistré un fort déclin entre 2022 et 2023, notamment en l’absence de « mega deals ». De 2.4 milliards de dollars de fonds levés en 2021, nous sommes passés à 1,8 milliard en 2022 et 1,2 en 2023. Le secteur de l’énergie, qui se place en seconde position, a continuellement augmenté et a attiré 28 % des fonds en 2023, passant de 670 millions de dollars en 2022 à plus de 800 millions l’an dernier. Troisième secteur, la logistique et le transport, avec 7 % du total. Viennent ensuite la e-santé et l’agrifood Tech. « Pour le premier, il est intéressant de voir que les deals ont doublé entre 2022 et 2023 (de 3 % à 6,5 %). Pour l’agrifood Tech, la progression a été plus modérée (de 5,1 % à 6,3 %). Les secteurs Retail et Telecom, Media & Entertainment arrivent à la 4e et 5e position. Pour finir, Éducation & Jobs attirent moins de 2 % de l’investissement total sur le continent, notamment en l’absence de mega deal comme celui d’Andela en 2019 et 2021. Nous pensons que ce dernier secteur, si nous le considérons dans son ensemble avec des entreprises allant de la petite éducation jusqu’à la formation professionnelle et la recherche d’emploi, reste relativement sous-investi », analysent les fondateurs de Africa, The Big Deal.
L’ensemble des rapports d’investissement notent que, pris à part, le secteur de la Clean Tech (entreprises qui encouragent le développement durable et l’impact environnemental positif), très transverse, se place en seconde position, juste derrière la Fintech, avec des levées de fonds d’un milliard de dollars en 2023, ce qui illustre le potentiel de l’investissement vert en Afrique. C’est le secteur qui a vu la plus belle progression depuis 2019. Autre secteur qui a le vent en poupe en 2023, celui des industries culturelles et créatives. « En termes de volume, on a doublé en termes de proportion du secteur ICC entre 2022 et 2023, passant de 0,9 % du volume en 2022 à 2 % en 2023. Le secteur de l’agritech a lui aussi bien progressé, passant de 86 deals en 2022 à 144 dealers en 2023. « Pour la Clean tech, nous sommes dans une tendance mondiale, mais pour l’agritech, c’est un secteur stratégique en Afrique, notamment dans un contexte de crise et de conflits qui ont des répercussions sur la sécurité alimentaire du continent », explique Ali Mnif.
« Nous observons deux tendances à l’échelle globale, poursuit Anta Ndiaye. L’intelligence artificielle, qui impulse une vraie révolution portée par des grandes entreprises technologiques et la résilience climatique. C’est un nouveau thème fort dans les investissements, pour permettre une transition vers des économies à faible émission de carbone. Ces deux tendances sont au cœur du développement en Afrique. » Selon l’experte, l’intérêt pour la Clean Tech se confirmera sur les prochaines années, car le marché est à la recherche de solutions innovantes qui répondent aux changements climatiques. Idem pour le secteur de la E-Santé, qui reste largement sous-investi pour le moment mais devrait croître dans les années à venir, à mesure que la digitalisation progresse.
Des défis persistants
Malgré ces perspectives encourageantes, des défis de taille subsistent pour les startups africaines. « Une première catégorie de challenge est liée au marché, autour de la régulation notamment et de la bureaucratie. Il existe des challenges macroéconomiques, avec l’inflation, des dépréciations. Dans des marchés comme le Nigeria ou le Kenya, nous avons pu observer de nombreuses fermetures de startups l’an dernier et surtout un repli important des investisseurs. Il y a aussi des défis propres aux entrepreneurs, comme trouver le bon cofondateur, son produit Market Fit et du financement », analyse Anta Ndiaye.
Outre la baisse générale des investissements, un autre défi majeur consiste à stimuler les échanges commerciaux intra-africains et de renforcer les capacités commerciales des startups pour mieux pénétrer les marchés locaux et internationaux, explique Ali Mnif. Les gouvernements africains sont identifiés comme des acteurs clés dans cette dynamique, avec un potentiel inexploité pour les achats de technologies et services auprès des startups africaines. « Aujourd’hui, il est important que des startups africaines puissent davantage vendre en Afrique. Comment améliorer les capacités commerciales des startups, en améliorant l’exposition sur le marché mondial et également donner plus d’appétit aux acheteurs africains pour acheter du Made in Africa et plus particulièrement celui des startups ? Voici le principal challenge selon moi. »
Parmi les pistes proposées par l’expert pour répondre à ces défis : renforcer le modèle B to G, (Business to gouvernement), quasiment inexistant aujourd’hui. La deuxième piste serait d’encourager l’Open innovation. « Nous devons donner envie aux entreprises africaines de s’inscrire dans une démarche pérenne de rapprochement avec les startups, d’abord en achetant des produits et services de ces start-up et pourquoi pas, in fine, acquérir ces start-up », conclut Ali Mnif.
Pour plus de datas sur les investissements 2023, consultez ces rapports :
https://partechpartners.com/africa-reports/2023-africa-tech-venture-capital-report
https://briterbridges.com/report-africa-investment-report-2023