Jules Hervé Yimeumi : «L’Afrique s’engage vers une harmonisation régionale à travers le réseau des autorités africaines de protection des données»

Alors que la transformation numérique s’accélère sur le continent africain, la question de la protection des données personnelles devient un enjeu stratégique, tant pour les États que pour les entreprises et les citoyens. À l’occasion de la publication prochaine de son 94ᵉ numéro consacré au “Mapping des pays engagés sur la bonne voie”, nous revenons sur le rapport de juin 2025 publié par Africa Data Protection, l’une des références panafricaines en matière de gouvernance des données. À travers cette interview exclusive, l’association décrypte les avancées, les défis persistants, les divergences législatives ainsi que les perspectives d’une souveraineté numérique africaine en construction. Ci-dessous l’intégralité de notre entretien avec Jules Hervé Yimeumi, président de l’association Africa Data Protection.

CIO Mag : Quels sont les principaux enseignements du rapport de juin 2025 concernant l’état actuel de la protection des données personnelles en Afrique?

Jules Hervé Yemeumi : En juin 2025, le rapport Africa Data Protection met en lumière une dynamique accélérée de la protection des données en Afrique, caractérisée par une aspiration croissante des Etats africains à la souveraineté numérique. Les autorités locales, comme celles du Nigeria, du Mali et de l’Afrique du Sud, renforcent leurs actions avec des sanctions significatives, dont une amende historique de 220 millions de dollars infligée à Meta au Nigeria, marquant la fin de l’impunité des responsables de traitement des données personnelles, y compris les géants du numérique.

Le continent s’engage vers une harmonisation régionale à travers le Réseau des autorités africaines de protection des données (NADPA), tout en cherchant à équilibrer innovation technologique et protection des données, notamment face aux défis posés par l’intelligence artificielle, la fintech et l’identité numérique.

Cependant, des difficultés persistent en matière de ressources humaines qualifiées pour la mise en œuvre effective des réglementations. Pour y répondre, des initiatives comme la certification des Délégués à la protection des données au Bénin et des partenariats internationaux renforcent la professionnalisation du secteur. La protection des données devient ainsi un pilier essentiel pour la confiance et le développement économique, bien que des défis majeurs subsistent pour garantir une souveraineté numérique inclusive et durable.

CIO Mag : Le rapport mentionne une accélération de la dynamique de protection des données en Afrique. Qu’est-ce qui explique cette accélération?

J. H. Y. : Cette accélération s’explique par quatre facteurs clés. D’abord, la pression internationale : les partenaires commerciaux de l’Afrique exigent désormais des garanties en matière de protection des données pour les échanges économiques, poussant les États à se doter de lois. Ensuite, la montée des scandales de violations de données, comme celui de Meta au Nigeria, a sensibilisé les citoyens et les gouvernements à l’urgence d’agir. Troisièmement, l’essor du numérique sur le continent, avec une croissance exponentielle des services financiers mobiles, (exemple M-Pesa) et des plateformes de e-commerce, a rendu indispensable la régulation des données. Enfin, l’influence des réseaux régionaux comme le NADPA a favorisé le partage de bonnes pratiques et la mutualisation des ressources entre pays.

CIO Mag : Comme vous le soulignez, la décision historique du tribunal nigérian infligeant une amende de 220 millions de dollars à Meta est un tournant décisif. Quel impact a-t-elle sur la gouvernance des données en Afrique?

J. H. Y. : Cette décision marque un tournant dans la gouvernance des données en Afrique, car elle envoie un signal fort aux géants technologiques. L’amende, la plus élevée jamais prononcée sur le continent pour une violation de données, sanctionne le non-respect du consentement des utilisateurs et le transfert illégal de données vers des serveurs étrangers. Elle a deux impacts majeurs : d’abord, elle renforce la crédibilité des autorités africaines de protection des données, montrant qu’elles peuvent tenir tête aux multinationales. Ensuite, elle accélère les réformes législatives dans d’autres pays, comme le Ghana, qui durcissent leurs textes pour inclure des sanctions similaires. Enfin, elle pousse les entreprises à localiser leurs infrastructures (exemple : data centers au Nigeria ou en Afrique du Sud) pour se conformer aux exigences de souveraineté des données.

CIO Mag : Quels sont les défis majeurs pour l’application effective des lois de protection des données dans les pays africains?

J. H. Y. : L’application effective des lois de protection des données en Afrique représente un enjeu complexe, marqué par des défis à la fois institutionnels, techniques et sociétaux. Bien que de nombreux pays aient adopté des législations inspirées par des standards internationaux, leur mise en œuvre se confronte à des réalités pratiques. Les autorités de protection des données, souvent récemment créées, jouent un rôle central, mais leur action est limitée par des ressources financières et humaines insuffisantes, ainsi que par un besoin criant de formation et d’outils adaptés. Leur mission est d’autant plus exigeante qu’elles doivent à la fois éduquer les acteurs publics et privés, contrôler le respect des lois, et sanctionner les manquements, le tout dans un contexte où la transformation numérique s’accélère.

Un autre défi majeur réside dans l’hétérogénéité des cadres juridiques entre les pays, qui complique la coopération régionale et la protection des données transfrontalières.

Par ailleurs, la méconnaissance des droits liés à la protection des données persiste parmi les citoyens et les petites entreprises, souvent focalisés sur des priorités économiques immédiates. Pourtant, les autorités, malgré ces contraintes, multiplient les initiatives pour renforcer la confiance dans l’écosystème numérique africain, en collaborant avec la société civile, les opérateurs économiques et les partenaires internationaux.

CIO Mag : Votre rapport évoque la nécessité d’une innovation responsable dans le domaine des technologies émergentes. Comment concilier innovation technologique et protection des droits fondamentaux?

J. H. Y. : L’innovation technologique et la protection des droits fondamentaux, en particulier celle des données personnelles, ne sont pas antinomiques : elles doivent au contraire s’enrichir mutuellement pour construire un avenir numérique à la fois audacieux et respectueux des individus. L’innovation responsable repose d’abord sur une approche by design, intégrant la protection des données dès la conception des technologies émergentes. Qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, de la blockchain ou de l’Internet des objets. Cela implique de systématiser les évaluations d’impact sur la vie privée, de renforcer la transparence des algorithmes, et d’adopter des principes comme la minimisation des données ou le respect du consentement éclairé.

Mais cette responsabilité ne peut être portée par les seuls acteurs technologiques : elle nécessite un dialogue constant entre régulateurs, entreprises, société civile et citoyens, afin d’établir des cadres juridiques agiles, adaptés aux évolutions rapides du secteur. Enfin, il est essentiel de promouvoir une culture de l’innovation éthique, où la technologie est mise au service du bien commun, sans sacrifier les libertés individuelles.

En somme, concilier innovation et droits fondamentaux, c’est faire le choix d’un progrès technologique qui ne se contente pas d’être performant, mais qui soit aussi inclusif, sécurisé et humain.

CIO Mag : Comment jugez-vous la coopération entre les autorités africaines de protection des données au sein du réseau NADPA ?

J. H. Y. : La coopération au sein du réseau NADPA représente une avancée majeure pour harmoniser les pratiques et renforcer la souveraineté numérique du continent. À mon sens, cette collaboration est à la fois nécessaire et prometteuse : nécessaire, car les défis liés à la protection des données transcendent les frontières nationales, et prometteuse, car elle permet de mutualiser les expertises et les ressources pour faire face à des enjeux communs, comme la cybersécurité ou l’adaptation aux réglementations internationales. Le NADPA joue un rôle clé en facilitant les échanges entre ses membres, en encourageant l’adoption de normes communes, et en offrant une plateforme pour partager les bonnes pratiques.

Cependant, des défis persistent, notamment en matière de moyens techniques et financiers, ainsi que dans l’harmonisation des cadres juridiques entre pays. L’efficacité de cette coopération dépendra donc de la capacité des États à s’engager durablement et à concrétiser ces échanges en actions tangibles, au bénéfice des citoyens africains.

CIO Mag : Quelles sont les principales causes des disparités entre pays africains en matière de législation et d’application des lois de protection des données?

J. H. Y. : Les disparités entre les pays africains en matière de législation et d’application des lois de protection des données résultent principalement de différences dans les niveaux de maturité institutionnelle, de capacités techniques et de priorités politiques. Certains États ont adopté tôt des cadres juridiques inspirés des standards internationaux, tandis que d’autres avancent plus lentement en raison de ressources limitées, d’une expertise insuffisante ou d’urgences socio-économiques jugées plus pressantes.

À cela s’ajoutent des écarts dans l’indépendance et le financement des autorités de protection des données, qui conditionnent fortement l’effectivité des contrôles et des sanctions. Les variations dans l’intégration régionale et la coopération internationale jouent aussi un rôle : là où les organisations régionales favorisent l’harmonisation, les pays tendent à converger, tandis qu’en l’absence de telles dynamiques, les cadres légaux restent fragmentés. Enfin, le degré de sensibilisation du public et des acteurs économiques à l’enjeu de la protection des données influence directement la volonté politique et le rythme des réformes.

CIO Mag : Comment votre association accompagne-t-elle les États africains dans l’élaboration et la mise à jour de leurs législations sur la protection des données?

J. H. Y. : À ce jour, nous n’avons pas encore été associés, à titre particulier, à un processus officiel d’élaboration ou de mise à jour de lois sur la protection des données dans un pays africain. Néanmoins, nous menons un important travail de doctrine dans nos cours e-learning et dans nos rapports, nourrissant ainsi la réflexion des décideurs politiques et des autorités africaines.

En effet, notre travail de doctrine met un point d’honneur à relever les insuffisances, les incohérences ainsi que les difficultés concrètes de mise en œuvre rencontrées sur le terrain par nos membres ou susceptibles de l’être du fait de la lettre des dispositions légales. La diffusion des bonnes pratiques internationales et régionales que nous assurons également à travers nos contenus vise à éclairer les États africains et à inspirer les réformes nationales. Cet apport contribue ainsi à l’évolution des cadres juridiques.

Par ailleurs, Africa Data Protection est devenu un cadre de rencontres incontournable pour les acteurs publics, la société civile, les professionnels de la diaspora et les régulateurs lors d’événements importants, à l’instar du GITEX Africa. En offrant un espace de réflexion, de partage et de discussion sur les défis de la protection des données sur le continent, elle contribue à l’ouverture et à la modernisation des normes.

CIO Mag : Concrètement, quelles initiatives sont mises en place pour renforcer les compétences des professionnels du secteur, notamment les Délégués à la Protection des Données (DPO)?

J. H. Y. : Pour renforcer les compétences des professionnels du secteur, et en particulier celles des Délégués à la Protection des Données (DPO), nous avons mis en place plusieurs initiatives concrètes. D’abord, nous organisons régulièrement des formations certifiantes, pour garantir une mise à jour continue des connaissances sur les réglementations africaines, mais aussi sur les enjeux émergents tels que l’intelligence artificielle ou la cybersécurité. Ces formations sont complétées par des webinaires et ateliers pratiques, animés par des experts, pour favoriser l’échange de bonnes pratiques entre pairs.

Enock Bulonza

Journaliste spécialisé dans les TIC et la santé, passionné par les technologies émergentes, et correspondant de Cio-Mag pour la région des Grands Lacs africains.

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