Le numérique ne cesse d’accroître son influence dans les sphères sociale et économique du Sénégal. Un rapport clé, qui démontre la vitalité de ce secteur, vient d’ailleurs de paraître au pays de la Teranga. Conscient des enjeux, Abdoul Ly, Directeur général de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP), livreà CIO Mag, son analyse sur le sujet.
CIO Mag : Selon un récent rapport, le marché des télécommunications au Sénégal est évalué à 467 milliards FCFA en 2019. Cela représente une hausse de 5% par rapport à 2018. Quels sont les facteurs liés à cette tendance ?
Abdoul Ly : Le secteur des télécommunications représente 6% du PIB sénégalais. Ce résultat éloquent s’explique, d’une part, par une expansion du marché de la téléphonie mobile. Et d’autre part, par une bonne tenue du marché de l’Internet, lequel constitue un bon relais de croissance pour les prochaines années. Notre ambition est d’accroître l’impact de ce secteur dans le domaine économique et social. Le Plan Sénégal Emergence a d’ores et déjà accordé une place centrale au numérique. Avec mes équipes, nous souhaitons accompagner l’ensemble des acteurs et améliorer la couverture territoriale de la totalité des réseaux en luttant contre les disparités et en favorisant la démocratisation des services, tout en renforçant leur qualité.
Dans votre rapport, il apparait que le numérique représente deux tiers des emplois formels du pays. Et les potentialités vont se multiplier. Le groupe Facebook va mettre en place un système de paiement sur le réseau WhatsApp. Quel est votre regard en tant que régulateur ?
D’après les données fournies par les services statistiques nationaux, ce domaine d’activité représente 23% des emplois du secteur formel que compte le pays. Cependant, au-delà du travail salarié, de nombreux emplois informels ont aussi été créés par les activités des entreprises du secteur.
Facebook tient un rôle d’acteur majeur dans le monde. Mais, si on se penche sur la chaîne de valeur du numérique, l’Afrique consomme plus d’applications qu’elle n’en créée. Je suis un ardent défenseur de l’identité numérique africaine et un fervent supporter de l’initiative panafricaniste de nos jeunes talents. Nous sommes capables de bâtir une véritable industrie numérique et de concevoir des applications adaptées aux besoins des populations. Au passage, je salue l’ensemble des incubateurs TIC, qui regorgent de talents, à l’instar du Centre d’incubateur des TIC de Dakar, dont l’ARTP est membre-fondateur. Enfin, nos Etats gagneraient à harmoniser leur cadre juridique pour apporter des solutions coordonnées aux problématiques de nos secteurs d’activités. Il nous faut une harmonisation de cette disruption technologique, conformément à ce qui est prévu dans le cadre de la ZLECA (Zone de libre-échange continentale africaine).
Concernant l’utilisation du numérique, Jumia, qui avait été interviewé par CIO Mag, déclarait que l’e-Commerce ne représentait que 3% du marché total du secteur. Dans le même temps, on en parle comme d’une activité en pleine expansion. Comment expliquer ce contraste et que peut-on mettre en place pour que son impact soit plus perceptible dans l’économie ?
Le secteur des télécommunications contribue fortement à l’émergence de l’Afrique. Ce secteur est transversal et il entre dans les processus de production en modernisant un grand nombre d’activités. Des efforts doivent être faits, par toutes les parties prenantes, pour assurer la transformation digitale de nos pays, sans que cela n’affecte notre souveraineté et notre identité numérique. Mais, je dois préciser que ce sont nos PME qui porteront cette révolution. Et concernant l’e-Commerce, il est tributaire de beaucoup d’autres secteurs, dont les évolutions sont aussi progressives et qui constituent des maillons essentiels.
L’e-commerce requiert une bonne connectivité au niveau des réseaux. Le paiement en ligne dépend aussi fortement de l’inclusion financière des utilisateurs, ainsi que du dynamisme des services postaux. Enfin, il est important de ne pas mettre de côté la sécurité au niveau des transactions, laquelle doit également émaner de la volonté politique de nos Etats, le but étant d’assurer efficacement la protection des données des utilisateurs et de fournir une bonne qualité de service, en se hissant au niveau des meilleurs standards internationaux.
Le défi autour de la formation professionnelle sera aussi à relever. Quelles sont vos préconisations en la matière ?
Nous devons mettre l’accent sur deux éléments : les jeunes et la recherche universitaire.
Un des défis majeurs du continent concerne la formation académique des jeunes sur les problématiques actuelles et futures du numérique. Malgré un vivier de bonne qualité, il nous faut encore investir dans la formation et l’adapter aux besoins du marché de l’emploi. Lorsque vous vous entretenez avec les entreprises du secteur, elles constatent, à l’unanimité, l’absence de certains profils et la nécessité de réajuster les formations existantes au marché.
Le second point important concerne la jonction entre les professionnels que nous sommes et le monde de la recherche. J’estime qu’il nous faut aller vers le développement d’une recherche de haute qualité, appliquée au secteur. Sur ce sujet, il nous revient, nous professionnels du numérique, d’amorcer les discussions, d’aller vers le monde universitaire et de l’intéresser aux questions qui nous préoccupent, à l’image de ce qui se fait entre l’Université de Toulouse et les régulateurs.
Je suis convaincu que la prise en charge de ces deux questions améliorera aussi bien le niveau de formation, que l’insertion des jeunes et le développement de la recherche au niveau du continent africain.
En tant que régulateur, vous avez soulevé la question du développement et de l’entretien des réseaux au niveau des zones frontalières avec le Mali, la Gambie, la Guinée-Bissau, la Guinée Conakry et la Mauritanie. Quels projets d’accords comptez-vous mettre en place avec ces Etats pour permettre un co-développement des réseaux entre ces différentes zones frontalières ?
Lors de ma prise de fonction, j’avais indiqué ma préoccupation par rapport à cette question. En effet, mes craintes sur les difficultés que rencontrent les populations des zones frontalières au plan de la couverture réseau ont été confirmées. Elles l’ont été lors des tournées que j’ai effectuées avec mes équipes à l’intérieur du pays pour recueillir, de vive voix, les attentes des usagers. Au-delà des problèmes de qualité de service et de couverture, la préoccupation majeure concerne le roaming non intentionnel. La situation étant urgente et partagée entre nos différents pays, j’ai pris l’initiative d’inviter, en février, à Dakar, mes homologues des pays voisins accompagnés de leurs opérateurs. L’objectif était de poursuivre l’harmonisation et le partage des fréquences dans les zones frontalières. Et de trouver des solutions concrètes aux problèmes de brouillages et de roaming non intentionnel, à travers la réactualisation de l’accord-cadre de coopération et de coordination relatif aux fréquences. A l’issue de la rencontre, un plan d’actions a été élaboré. Sa mise en œuvre est en cours d’exécution par les opérateurs des différents pays, sous la coordination des autorités nationales de régulation.
EXPRESSO SENEGAL, Free et SONATEL sont les trois acteurs du marché. Si un quatrième acteur se positionnait, quel serait votre position en tant que régulateur ? Peut-on parler de monopole tripartite dans votre secteur ? Si non, allez-vous mettre en place de nouvelles réglementations pour favoriser une concurrence saine entre les différents acteurs ?
Je dois préciser que la décision de lancer une nouvelle licence est du ressort de l’Etat. Sur ce sujet, le rôle de l’Autorité de régulation, au-delà d’être un conseiller du Chef de l’Etat et du gouvernement, est d’instruire la procédure, de préparer les projets de convention de concession et le cahier des charges des opérateurs.
S’agissant du marché de la téléphonie mobile, c’est le segment le plus concurrentiel du secteur des communications électroniques au Sénégal. L’ARTP veille avec rigueur et attention à la dynamique concurrentielle et a déployé, ces dernières années, plusieurs leviers dans le but de renforcer la compétition sur le marché de détail et pour permettre au consommateur sénégalais de disposer d’offres plurielles et innovantes.
Sonatel a procédé à une hausse de tarif sur les forfaits de base (passant de 1500 à 4500 FCFA pour la tarification illimitée). Quelle est la raison de cette hausse ? Macky Sall, Président de la République du Sénégal, a demandé que l’on veille à la qualité des prestations et à la soutenabilité des tarifs appliqués aux consommateurs. Quel est votre position sur cette hausse et sur la réaction du Président de la République ?
Le Président de la République détermine et conduit la politique de la nation. Elle est guidée par sa volonté permanente de veiller au bien-être des populations sénégalaises. Lors de sa récente intervention, il nous a ainsi demandé de veiller davantage à la qualité de service et à la soutenabilité des tarifs.
Ma position est aussi conforme à la lettre de mission qu’il m’a assignée en me nommant à la tête de l’ARTP. Il n’y a donc rien de nouveau par rapport à cette préoccupation, laquelle est une constante chez lui. Je dois avouer que les priorités sont bien cernées et les réformes que j’ai initiées depuis mon arrivée me donnent espoir d’aboutir très prochainement à de grands succès dans la régulation.
Propos recueillis par Rudy Casbi