Image générée par Makifaa AI (www.makifaa.com)
À l’ère de l’IA générative, nul doute que le défi majeur pour les pays africains consiste à maitriser cette technologie disruptive. Il en va de la souveraineté numérique de tout un continent en proie, encore et toujours, à l’appétit des géants mondiaux de la tech.
Au début du mois de novembre 2023, dans la localité de Bletchley Park, à 80 kilomètres au nord-ouest de Londres, s’est tenu le tout premier sommet international sur l’intelligence artificielle. L’événement a réuni responsables politiques, géants de la tech et experts du monde entier, venus discuter des risques, des défis et des opportunités de cette nouvelle technologie disruptive. Ce fut surtout l’occasion pour les pays les plus avancées dans la discipline de définir une ligne de pensée commune afin de superviser l’évolution de l’IA. Ainsi, la Chine, les Etats-Unis, l’Union européenne et une vingtaine de pays ont signé l’accord baptisé « la déclaration de Bletchley », pour un développement « sûr » de cette technologie qui promet de révolutionner l’économie mondiale.
Néanmoins, l’événement a laissé un gout d’inachevé pour d’autres pays, notamment africains, qui ont constatés, une fois de plus, leur absence dans le traitement des sujets les plus important pour l’avenir de l’humanité. Un sentiment sans doute partagé par le secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies qui a déclaré « qu’en l’absence d’action immédiate, l’IA exacerberait les inégalités déjà croissantes entre pays ». D’ailleurs, Antonio Guterres n’a pas manqué de rappeler qu’aucun pays africain ne figure aujourd’hui dans le top 50 mondial dans le domaine de l’IA. De ce fait, un cadre de gouvernance international qui soit à la fois juste et équitable est nécessaire pour éviter les incohérences et les lacunes. C’est la logique qui a poussé l’ONU à mettre en place un Conseil consultatif sur l’IA, composé d’experts gouvernementaux, du secteur privé, de la communauté technologique, de la société civile et du monde universitaire, représentants tous les continents du globe. Parmi les 38 experts retenus par l’ONU, figure Seydina Ndiaye, enseignant chercheur à l’Université numérique Cheikh Hamidou KANE, du Sénégal. Aux côtés de cinq autres experts africains, il compte bien représenter la voix de l’Afrique au sein de ce Conseil qui devra produire son rapport final à l’été 2024.
Le risque d’une colonisation par l’IA
« La plus grande menace, c’est la colonisation par l’IA », avertit d’emblée Seydina Ndiaye. L’expert estime, en effet, que les pays africains ont l’obligation de maitriser l’utilisation de l’IA pour maintenir l’espoir de disposer d’une certaine forme de souveraineté numérique, au risque de consommer des solutions imposées par des multinationales. « Dans ce cas-là, nous serons amenés à utiliser des modèles mis au point avec des données non contextuels et qui répondent à des réalités autres que celles de l’Afrique, explique-t-il. Nous serions alors sous le joug des grandes multinationales occidentales qui dominent les infrastructures que nous utilisons. Ces infrastructures vont inclure de plus en plus des systèmes d’information basés sur l’IA, qui pour la plupart, seraient des boites noires dont nous ignorons le fonctionnement. »
La conséquence la plus dévastatrice de ce scénario catastrophe serait, selon notre expert, un pillage généralisé des ressources de l’Afrique. « Le pillage concernerait avant tout nos talents », alerte-t-il. L’Afrique étant un continent de plus en plus jeune, les ressources humaines seraient ainsi formées localement par les multinationales sur leurs propres technologies, avant que ces talents ne soient embauchés pour aller travailler sous d’autres cieux pour ces mêmes multinationales. « Nous devrions craindre également le pillage de nos données », ajoute Seydina Ndiaye. Un pillage qui aurait déjà commencé selon l’expert et qui devrait s’accentuer au cours des prochaines années, « jusqu’au point où nous ne serions plus propriétaires des données que nous produisons. »
Par ailleurs, cette nouvelle forme de colonisation redoutée à laquelle fait référence l’expert onusien pourrait prendre la forme d’expérimentations dangereuses et inédites sur le sol africain. « Ce qui pourrait être encore plus dangereux, c’est que l’avènement de l’IA intervienne dans le contexte de la quatrième révolution industrielle. Nous risquons d’avoir une combinaison des systèmes d’intelligence artificielle avec de la biotechnologie ou de la nanotechnologie. Dans ce cas de figure, l’Afrique risque d’être le lieu choisi pour expérimenter ces technologies, en l’absence de toute règlementation », avertit Seydina Ndiaye.
L’ambition d’une IA Made in Africa
Si aujourd’hui, l’Afrique est considérée comme étant un terrain de jeu et de conquête pour les géants mondiaux du numérique, l’enjeu majeur des années à venir est de promouvoir l’émancipation technologique des pays du continent, en favorisant l’émergence d’acteurs locaux. D’où la nécessité de miser, dès maintenant, sur une intelligence artificielle africaine, à même de répondre au défi de la souveraineté numérique. Néanmoins, l’ambition légitime pourrait se heurter à la dure réalité du niveau de développement de la technologie sur le continent. Autrement dit, l’Afrique a-t-elle les moyens technologiques, financiers et humains de son ambition ?
À cette question, Seydina Ndiaye répond par l’affirmative, tout en distinguant deux approches possibles : « L’investissement pour l’utilisation de l’IA est moins lourd que l’investissement nécessaire pour découvrir de nouvelles approches de l’IA. » Ainsi, l’expert détaille les deux aspects importants de la technologie. Le premier, celui de la recherche pure et dure, consiste à « chercher de nouveaux paradigmes d’IA pour se rapprocher de l’intelligence artificielle générale. » C’est la bataille à laquelle se livre notamment les géants de la discipline, à coups de milliards de dollars d’investissements pour pousser les limites de la technologie. Le deuxième aspect consiste à utiliser les avancées technologiques actuelles dans le domaine de l’IA pour essayer de résoudre des problématiques actuelles. Notre interlocuteur estime que l’Afrique doit se positionner sur ces deux volets, tout en favorisant le deuxième, à savoir utiliser le plein potentiel de l’IA dans sa forme actuelle, afin de résoudre les problèmes du continent. « Sur ce volet, l’Afrique est prête, insiste Seydina Ndiaye. Les jeunes maitrisent de plus en plus la technologie. Il suffit que les gouvernants et les personnes en charge des projets structurants s’orientent vers l’IA pour que les jeunes africains puissent développer les solutions, d’autant plus que nous constatons un foisonnement de formations sur le continent et une appétence particulière des jeunes pour l’IA. Dans un futur très proche, nous atteindrons une masse critique de gens talentueux qui pourraient mettre en œuvre des solutions adaptées aux besoins du continent. »
Dans le domaine de l’intelligence artificielle, la R&D vise avant tout à explorer les nouveaux paradigmes de la technologie. Une approche qui nécessite d’énormes puissances de calcul et d’importantes capacités de stockage. De ce fait, les investissements nécessaires pourraient être assez lourds à supporter pour certains pays africains. Néanmoins, la contrainte financière ne devrait en aucun cas freiner l’ambition légitime de l’Afrique dans ce domaine. Citant l’exemple du Maroc qui détient actuellement le supercalculateur public le plus puissant du continent, Seydina Ndiaye estime que d’autres pays du continent devraient suivre la stratégie du royaume afin de profiter du plein potentiel de la technologie.
Investir dans le capital humain
Si les investissements dans les infrastructures numériques sont nécessaires au développement d’une technologie IA propre à l’Afrique, cet effort doit être accompagné par un rehaussement du niveau de formation des futurs talents. Sur ce point, des progrès considérables ont été réalisés au cours des dernières années, comme en témoigne Seydina Ndiaye. « Il y a quatre ou cinq ans, on pouvait déplorer la rareté des formations en intelligence artificielle, mais aujourd’hui, des formations de qualité sont proposées dans plusieurs pays du continent », atteste-t-il. L’expert cite en exemple la formation « African Masters of Machine Intelligence », fondée par Moustapha Cissé, professeur d’apprentissage automatique et responsable du centre Google AI à Accra, au Ghana. « Un master de très haute qualité impliquant des enseignants de renom et qui a permis de former des centaines de jeunes Africains », selon notre interlocuteur, qui ne manque pas de préciser l’apparition de formation similaires dans d’autres pays du continent, notamment en Egypte et en Afrique du Sud.
Cela étant dit, le risque majeur qui menace le développement des écosystèmes africain reste la sempiternelle problématique de la fuite des cerveaux. « Quand nos jeunes sont formés, il est primordial pour eux de s’investir dans des projets importants pour emmagasiner de l’expérience. Cela les conduit forcément à quitter le continent pour des carrières à l’international, constate Seydina Ndiaye. C’est aux pays africains de mettre en place des projets structurants pour inciter ces jeunes à développer des solutions IA dans leurs pays d’origines. » D’ailleurs, cette vision stratégique s’aligne parfaitement avec les besoins réelles et immédiats de plusieurs pays du continent. Le but étant de résoudre les problématiques qui plombent le développement de l’Afrique, notamment dans les secteurs de l’agriculture, de la santé et de l’éducation.
Cliquer ici pour accéder à l’ensemble des articles du Dossier / IA, quel impact sur l’Afrique ?