Afrique : mesure d’audience, le chainon manquant du secteur de l’audiovisuel

Encore très peu répandues dans les pays d’Afrique francophone, les mesures d’audience étaient jusqu’alors le chainon manquant pour évaluer le poids et l’influence de chacun des acteurs de l’audiovisuel. Dans un contexte hautement concurrentiel, cette évaluation régulière du secteur et des acteurs représente une réelle opportunité pour structurer l’espace publicitaire sur la télévision et niveler vers le haut. Une démarche aux répercussions positives, notamment avec l’arrivée des nouvelles chaînes de la TNT dans certains pays. Focus.

Par Camille Dubruelh

Structurer le marché audiovisuel nécessite la coopération de nombreux acteurs. Annonceurs, diffuseurs, régulateurs, créateurs de contenus… Avec l’arrivée de la TNT sur le continent, c’est tout un écosystème qui se transforme et se déploie. Pour faciliter ce processus et assurer aux acteurs un modèle économique pérenne, certains outils sont essentiels. C’est le cas de la mesure d’audience, encore peu, voire pas du tout utilisée en Afrique francophone.

Pourtant, il s’agit de l’une des clés qui peut permettre au système audiovisuel de devenir et de rester rentable.  « La capacité à mesurer l’audience est la source de survie des chaînes de télévision, explique Guillaume Bonnard, Vice President Global Sales & Services chez Thomson Broadcast. En effet, pour qu’une chaîne puisse monétiser ses contenus, elle doit fonctionner soit avec un système d’abonnement, soit grâce à la publicité. Avec les mesures, les annonceurs paieront le prix juste en fonction de l’audience qu’ils peuvent toucher », poursuit-il.

Ainsi, les mesures d’audience « agissent comme une monnaie d’échange vouée à animer le marché publicitaire, à valoriser le marché à sa juste valeur (la valeur publicitaire) et permettent aux chaînes de piloter leur contenu éditorial », précise Arnaud Annebicque, Directeur Business Development chez Médiamétrie.

Alors qu’aucune donnée n’était disponible, en Afrique subsaharienne francophone, l’entreprise, qui mesure l’audience en France depuis les années 1980, s’intéresse, depuis 2009, via sa filiale Omedia, à trois pays du continent : la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Cameroun.

En Côte d’Ivoire, notamment, les mesures sont réalisées toutes les six semaines, sur la base d’un recueil déclaratif. Il s’agit d’enquêtes menées par Omedia. « La veille de l’interview, nous interrogeons, à Abidjan et Bouaké, un échantillon représentatif de la population sur leur consommation télévisée et radio », précise Karim Konaté, directeur associé d’OMEDIA Group.

Les chaînes privées, créatrices d’une concurrence vertueuse

Avec l’arrivée de la TNT, les mesures d’audiences prennent une importance d’autant plus grande. L’arrivée de nouvelles chaînes induit en effet une fragmentation des audiences, du fait de la diversification de l’offre.

C’est le cas en Côte d’Ivoire, notamment, où l’arrivée de la TNT marque un tournant dans l’histoire audiovisuelle. Le lancement de nouvelles chaînes a fortement dynamisé le secteur audiovisuel et le mouvement n’en est qu’à ses débuts ! Pour Karim Konaté, les conséquences sont immédiates. Ces nouvelles chaînes permettent de redynamiser l’audience télévisée et créent un marché beaucoup plus concurrentiel, qui devrait attiser l’intérêt des annonceurs.

Alors quelles sont les grandes tendances observées ? Et quelles données la mesure d’audience permet-elle de recueillir ?

Premier constat : la Côte d’Ivoire est un pays où la population est très friande de télévision, puisque la couverture quotidienne atteint 80 à 90%. A noter que l’arrivée de la TNT a permis, en peu de temps, une entrée remarquée des chaînes privées A+ Ivoire, Life TV et NCI. Elles enregistrent déjà de belles audiences, même si l’ensemble de la population n’est pas encore équipé. « Ces chaînes remplissent parfaitement leur rôle et ont trouvé leur public. C’est très prometteur pour la suite », se réjouit Arnaud Annebicque. En effet, sur les six derniers mois, le service public a conservé 15% de part d’audience et les nouvelles chaînes de la TNT ont elles aussi progressé d’environ 15%. Face à des chaînes internationales historiquement très présentes, le contenu ivoirien représente 30% de part d’audience, soit le tiers !

« Abidjan pourrait devenir une plaque tournante de la production audiovisuelle en Afrique francophone. La TNT introduit une concurrence vertueuse et la Côte d’Ivoire reprend une part de souveraineté dans le secteur. Avant, le rapport était déséquilibré avec les chaînes internationales. La TNT est donc une opportunité formidable pour les talents et pour la production locale. Et la qualité est là », poursuit l’expert de Médiametrie.

Sport, information et séries TV

Concernant le contenu, l’expert précise que parmi les programmes les plus regardés dans le pays figurent tout d’abord les séries romantiques. Elles enregistrent un haut niveau de performance, en particulier l’après-midi. L’information reste un contenu très demandé et le Journal télévisé de la RTI enregistre de gros pics d’audience. Le contenu informatif a particulièrement été prisé, en cette année de pandémie et d’élections. Enfin, les compétitions sportives internationales et africaines sont également très regardées.

Avec l’arrivée de la TNT, un autre type de programme se développe. Il s’agit des émissions de divertissement. « Le genre va se développer en termes d’audience. Nous avons déjà quelques pépites et les audiences sont de plus en plus fortes », assure Arnaud Annebicque.

En ce qui concerne le Cameroun et le Sénégal, l’état des lieux dressé par Médiamétrie est un peu différent, puisque les marchés ne sont pas les mêmes. Au Sénégal, l’audiovisuel s’est ouvert plus tôt et les chaînes privées sont en place depuis longtemps. Le contexte concurrentiel est donc soutenu. Au Cameroun, l’offre est plus restreinte, avec trois chaînes, dont celle du service public. Et les téléspectateurs sont divisés entre population francophone et population anglophone.

Mais, dans tous ces pays, le constat est le même : la publicité sous-investit l’espace télévisé. Pour le moment, les annonceurs préfèrent miser sur le mobile, pour lequel les budgets explosent sur le continent.  « Il faudrait également personnaliser la publicité sur la télévision et utiliser les ressorts de la téléphonie mobile », analyse Guillaume Bonnard. « Les annonceurs méconnaissent encore le marché de la consommation en Afrique. Ils ne savent pas à qui s’adresser », poursuit-il.

Etudes coûteuses

Un constat partagé par Karim Konaté. En Côte d’Ivoire, les principaux clients des mesures d’audience sont les médias (chaînes télévisées) et les grosses agences de communication.  Les premiers s’en servent pour affiner leurs tarifs et leur grille éditoriale. « Mais ce n’est pas encore un outil intégré dans les stratégies et les réflexions de l’ensemble des acteurs marketing de nos pays. La demande est de plus en plus forte et c’est pour cela que nous avons des mesures régulières. Les enjeux, en matière de communication, sont prédominants », explique-t-il. Il précise qu’en 2021, l’objectif pour Omedia et Médiametrie, en Côte d’Ivoire, est d’aller vers un relevé de mesures mensuel.

Mais, la mesure d’audience coûte cher. Pour l’instant, les acteurs du secteur n’ont pas fait de demandes pour des études sur d’autres marchés. L’engouement reste ténu, même si une évolution positive se fait sentir.

L’autre frein à l’expansion des mesures d’audience est le manque d’outils et la faiblesse des infrastructures. Pour l’instant, le recueil est déclaratif et les enquêtes se mènent à domicile ou dans la rue. « Nous avons une volonté d’aller plus loin en Côte d’Ivoire. Nous travaillons sur un projet de mesures automatiques ». Il s’agirait en fait d’équiper un panel de boutons, qui permettrait de réaliser des mesures plus étendues et plus fiables.  Il faudrait, en somme, savoir exactement qui regarde quel programme et à quelle heure. « Mais, il s’agit d’un process très coûteux et le projet est pour l’instant en stand-by, précise Karim Konaté. Pour le mener à bien, la participation de l’ensemble des acteurs est requise et les chaînes doivent être parties prenantes ».

Si ces outils étaient mis en place, ils créeraient, en outre, un autre problème, rappelle Guillaume Bonnard : celui de l’utilisation et de la gestion des datas. « Il faudrait de la réglementation, de sorte que l’Afrique ne devienne pas un Far West de la data et que les pays conservent leur souveraineté en la matière. Il y a des interrogations technologiques derrière. Ce procédé nécessite la création de datas center, d’infrastructures et de réglementations adéquats », poursuit l’expert, qui met en garde contre les sociétés qui gèrent les datas pour le compte d’Etats étrangers.

Si elles sont bien encadrées, les mesures d’audience peuvent être au contraire un formidable levier de croissance et de développement pour les pays. « Activer la concurrence entre chaînes et entre annonceurs induit la transparence, dynamise le marché publicitaire et participe à la croissance du marché domestique », résume Arnaud Annebicque. En effet, grâce à la publicité, les marques peuvent vendre plus. Dans l’histoire contemporaine, la croissance de la consommation et l’émergence de la classe moyenne sont d’ailleurs liées à la structuration du marché publicitaire. La publicité permet aussi de dégager des moyens pour développer des programmes de meilleures qualités. « C’est un cercle vertueux, mais il faut l’amorcer. Et pour cela, il convient de trouver le financement qui va permettre d’enclencher cette dynamique publicitaire », poursuit l’expert. Et de conclure : « Dans cet objectif, le service public a un rôle essentiel à jouer ».

Article paru dans Cio Mag N°68 disponible en ligne ici

CIO Mag N°68 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2021

 

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