Petit Etat insulaire d’Afrique de l’Ouest, le Cap-Vert est composé d’un archipel de dix îles volcaniques. Il est situé dans l’océan Atlantique, au large des côtes de la Mauritanie et du Sénégal. Connu pour son dynamisme dans le secteur du digital, ce pays de 600 000 habitants est en quête de nouvelles solutions technologiques pour consolider sa transformation. En misant sur le numérique, le Cap-Vert a réussi de grands bonds en avant. L’objectif étant de palier le manque d’infrastructures, assurer la continuité géographique dans le pays pour relier les différentes îles et impliquer sa forte diaspora composé de 1,7 million de personnes. Une vraie volonté politique qui se reflète sur les performances de l’administration et de ses systèmes lesquels sont organisés en fonction des besoins du citoyen depuis sa naissance jusqu’au décès. De ce fait, tous les citoyens bénéficient du même niveau de service et d’accès égal à l’information. Le Cap-Vert mène aujourd’hui le peloton de tête en Afrique de l’Ouest à l’E-Government Development Index (EGDI) qui mesure la quantité et le périmètre des e-services publics et 4ème au classement à l’échelle du continent africain. Cette année, le Cap-Vert n’a pas manqué le rendez-vous 2019 du “Mobile World Congress”, le plus grand salon du mobile au monde, tenu à Barcelone du 25 au 29 février 2019. Une délégation capverdienne, conduite par Aruna Handem, Chief Technical officer (CTO) de l’Agence nationale pour la promotion de la société de l’information (NOSI). Dans cet entretien accordé à Cio Mag, Aruna Handem est revenu sur les vingt années d’innovations technologiques qui ont fait du Cap-Vert une référence en Afrique.
Entretien réalisé par Mohamadou DIALLO à Barcelone
Cio Mag : En votre qualité de CTO, Directeur des Nouvelles technologies de l’Agence gouvernementale du Cap-Vert, dressez-nous l’état des lieux du digital dans votre pays.
Aruna Handem : Le gouvernement a décidé d’utiliser l’e-Gouv comme le principal levier pour résoudre ses problèmes. Le pays n’ayant pas de ressources, les technologies ont été accaparées pour transformer la situation. Cela s’est accompagné d’une grande volonté politique. Car les technologies et les solutions hard et software ne sont que des outils. Mais, si la volonté politique est forte alors, on peut facilement développer une stratégie. Mon pays s’est engagé dans cette trajectoire dès 1998. A l’époque, le ministère des Finances portait un projet spécifique, lequel consistait à la réforme administrative et financière de l’Etat. Ce dernier voulait contrôler le budget et surtout la façon dont le budget était utilisé par ses différentes structures. L’Etat capverdien souhaitait aussi contrôler les impôts. Nous avons vite compris que ce système, aussi modeste soit-il, s’apparentait à un système financier. Et qu’il fallait, en conséquence, qu’il soit transverse à toutes les autres institutions. Ce qui a amené à la création d’un réseau étatique. Ce réseau est aujourd’hui composé de 14 000 fonctionnaires permanents, qui travaillent sur les solutions d’e-Gouv. En 2004, ce projet, appuyé par la Banque mondiale, s’est transformé en agence : la « NOSI », l’Agence opérationnelle pour la société de l’information. C’est l’équivalent de l’Office national pour la société de l’information.
Depuis 2014, nous avons produit deux grands documents pour orienter le développement des TIC au Cap-Vert. Il s’agit du Programme stratégique pour la société de l’information et du Plan d’action pour l’implémentation de la stratégie, dont la mise à jour a eu lieu en 2011 et qui sera de nouveau actualisé. Car à présent, il n’est plus uniquement question du e-Gouv, mais de la digitalisation du gouvernement, de l’Etat.
Quels sont les grands projets et les actions mises en oeuvre pour atteindre cet objectif ?
Nous avons développé plus de 100 applications pour l’Etat, dans plusieurs domaines : la santé, la mairie, le budget, les impôts, la prévoyance sociale… Et avons aussi développé des solutions pour la quasi-totalité des infrastructures de l’Etat. Aujourd’hui, au Cap-Vert, tous les services sont ainsi en ligne. Si un membre de la diaspora souhaite obtenir son acte de naissance, il effectue sa demande en ligne et son règlement, et on lui délivre automatiquement un extrait. Pour garantir l’authenticité de ces documents, des systèmes de contre-épreuves ont été mis en place. Ce sont des documents avec un code barre et lorsque vous tapez ce même code, votre document est délivré par l’administration. Le citoyen a alors juste besoin du numéro du document. Ce système est utilisé dans d’autres pays avec qui nous avons des accords bilatéraux, tels le Sénégal, les Etats-Unis et le Portugal. Certaines administrations se contentent désormais du seul numéro. Et le document n’est plus requis.
Prenons l’exemple du registre criminel. C’est un document qui est réclamé pour en établir d’autres à l’étranger. Et on peut l’obtenir en tapant un numéro. Les pays du Nord ont confiance en notre système. Du reste, nous avons dématérialisé les registres des cent dernières années de tous les citoyens. Et ceux qui sont détenteurs de nouveaux extraits de naissance peuvent également les obtenir en ligne. Ce système a été créé pour gérer la partie e-Gouv en sachant que cela concerne essentiellement l’identification (des personnes, des voitures, immeubles…). Et cette partie nous a été utile pour créer les cycles de vie des citoyens. Le citoyen est lui-même placé en tête des prérequis. Et l’Etat, qui est au service des citoyens, s’organise pour que l’information lui parvienne directement, sans que l’administré ait à se déplacer d’institution en institution. Nous avons même légiféré en ce sens.
« La loi de la modernisation, qui a été adoptée, interdit ainsi aux institutions de demander à un citoyen des informations qu’elle détiendrait déjà. »
Le cycle de vie fait référence, par exemple, à l’enregistrement de l’enfant sur le registre de naissance, sur celui de prévoyance sociale ou auprès des impôts. Cela se répercutera peut-être sur les impôts des parents ou sur son parcours scolaire. Le volet Naissance est donc un cycle de vie. Puis, lorsque l’enfant va à l’école, il entre dans un autre cycle de vie. A l’achat d’une maison, c’est encore une nouvelle étape. Et ainsi de suite. Nous avons ainsi recensé tous les besoins des citoyens à chaque étape de son existence. Et jusqu’à la mort, qui induit un enterrement et l’administration y afférente. Nous avons donc organisé notre administration en fonction des besoins des citoyens.
Nous avons également intégré tous les systèmes par la base sur une infrastructure. Avec un Datacenter unique pour l’Etat et une plateforme intégrée pour la gestion de l’e-Gouv. Car si on commence avec une grosse quantité de données, nous aurons plus de difficultés à créer des systèmes inter opérationnels. Ce sera plus coûteux. Ce mécanisme permet à chaque institution de gérer ses données indépendamment des autres structures.
Qu’est ce qui a donc changé en termes de performance ?
Beaucoup de chose ont changé. Cette structuration de l’Etat a permis au Cap-Vert de passer rapidement d’une position très basse, en termes d’e-Gouv et de technologies de l’information, au peloton de tête en Afrique. Cela a aussi eu un effet direct sur les index de Doing Business. Nous avons également constaté la montée en performance du gouvernement sur la manière de répondre aux besoins des citoyens.
N’oublions pas également l’impact de cette technologie sur la gestion du changement. On peut en effet être doté de tous les outils, – pour preuve, nous opérons dans d’autres pays que nous aidons -, le plus important est de savoir gérer le changement, de savoir comment les opérateurs de l’Etat arrivent-ils à utiliser les outils qu’on leur donne pour être performants. Ce n’est pas facile ! Cela nous a pris beaucoup d’années avant que nos concitoyens ne comprennent que les instruments que l’Etat mettait en place n’étaient pas de nature à les remplacer, mais à les aider à être plus efficients dans leur travail. Et maintenant, au lieu de perdre du temps pour aller chercher un livre, la tâche s’effectue rapidement.
« La plupart des agents de l’Etat sont passés d’agents passifs à agents performants et nous obtenons des bons résultats. »
L’Etat s’est lui-même organisé pour fonctionner comme une grande entreprise. Et pour compétir avec d’autres Etats, bien sûr !
Au plan de la gestion des affaires, gagne-t-on en transparence ?
Mais oui ! S’agissant de la lutte contre la corruption, l’indice du Cap-Vert est très élevé, tout comme celui de la démocratie. Tous ces indexes augmentent mécaniquement. En termes de démocratie, le Cap-Vert est devant la France et le Canada. Les indexes le démontrent. La transparence est là. Il y a ainsi un changement à chaque cycle de mandat, sachant qu’un mandat dure huit ans. Et si les partis changent, en revanche, les politiques mises en place ne changent pas. L’e-Gouv, par exemple, est une question d’Etat, encadrée par une loi. Une nouvelle stratégie peut donc être adoptée, mais ce ne peut être subitement décidé par un parti !
Si l’on devait retenir une seule application dont votre pays serait fier, quelle serait-elle ?
Il y en a plusieurs. Mais je vais en mettre une seule en exergue. C’est le SIGOV, le Système intégré de la gestion du budget et des finances de l’Etat. Cette application a gagné le prix « African innovation prize », en 2012. Aujourd’hui, l’Etat effectue toute sa gestion à travers ce système. A commencer par les accords de budget entre tous les ministères et le ministre des Finances, ainsi que la négociation du budget. La distribution des fonds est aussi faite avec ce même système, tout comme la gestion et le monitoring de l’utilisation des fonds de l’Etat. Chaque agent connait précisément son rôle. Tout le système budgétaire de l’Etat est informatisé et dématérialisé. Et aujourd’hui, l’Etat contrôle le moindre centime déboursé. C’est cela la transparence. Ce système nous procure une immense fierté. Et il a quasiment été récompensé deux fois.
Quel est le sens de la participation du Cap-Vert à ce Mobile World Congress ? Quel partenariat entretenez-vous avec Huawei ?
Ce forum est un forum mondial, où la plupart des compagnies comme Huawei viennent présenter leurs nouveautés. Quant à notre agence, qui est une émanation de l’Etat, notre présence est motivée par la recherche de tout ce qui peut être adapté à notre réalité.
S’agissant de Huawei, il a été notre partenaire depuis l’implémentation du e-Gouv. A savoir, notre réseau, le Datacenter, aujourd’hui le parc technologique et le système de cloud pour le gouvernement, mais aussi pour le secteur privé. C’est un partenaire au sens complet du terme et pas seulement dans le sens de client-fournisseur. Et quand je dis Huawei, c’est avec toutes les infrastructures, les banques pour le financement, etc. Et si nous sommes présents au MWC19, c’est parce que le gouvernement se prépare au lancement de la 5G avec son grand partenaire Huawei. Après vingt ans passés au développement du e-Gouv, le Cap-Vert veut se positionner comme une plateforme. L’Etat ne sera plus en charge du développement des solutions et entend bien transférer ces compétences aux partenaires privés. Toutefois, pour se positionner comme tel, il faut créer les conditions. Nous avons ainsi une plateforme de développement de solution e-Gouv (IGRPOM), pour faciliter le développement par des business process management. Et nous n’avons plus besoin de faire de code. Il ne reste que 20% de codage à effectuer pour des paramétrages, les 80% restant se faisant automatiquement par le système du cloud, lequel est basé sur l’infrastructure Huawei.
Nous venons également de lancer la « Plateform for data exchange ». L’Etat va mettre à disposition du secteur privé près de 40 terabytes d’informations pour développer le secteur. Dans ces conditions, la 5G est un choix stratégique pour le Cap-Vert, qui veut se positionner comme une plateforme. Et également pour l’Internet des objets (IOT), etc. L’Etat va aussi investir dans une nouvelle plateforme de 5G, le « fiber cloud ». Pourquoi ? Pour offrir des opportunités aux entreprises privées, et pas seulement capverdiennes, puisqu’on va utiliser le Cap-Vert comme un « lab » fournissant des solutions à la sous-région. Il est donc important que nous ayons les meilleures plateformes existantes sur le marché.
Aujourd’hui, la sécurité des systèmes chinois est décriée. On parle de failles et d’espionnage. Est-ce que ce sont des questions que vous vous posez ?
Oui ! Nous sommes dans ce domaine depuis fort longtemps. Et je suis moi-même technicien ! La question d’espionnage concerne tout le monde. Et pas seulement Huawei. Pour l’heure, c’est peut-être la partie la plus faible pour toucher l’opinion publique. Parce que l’opinion publique est facilement manipulable.
« Il n’en demeure pas moins que la question de la data sécurité s’applique à tous, à Huawei et à toutes les autres multinationales… »
Nous savons exactement ce qui se passe ! Même si l’on simule parce qu’on a besoin d’utiliser ces technologies-là ! La question, ce n’est pas ce qui se passe avec la sécurité, c’est de savoir ce qu’on peut faire, dans ce domaine, par rapport à ce qui est présenté, par rapport à ce que tout le monde fait. Et comment peut-on en profiter pour atteindre un but différent ? Ces questions sont récurrentes. Pour notre part, nous sommes complètement agnostiques sur le sujet. Il m’arrive souvent de dire : « Nous traitons avec les meilleurs. Si vous êtes meilleurs, nous traiterons avec vous ! » Si les technologies de Huawei que nous utilisons sont les meilleures, nous contractons avec Huawei. Mais si de meilleures solutions nous sont proposées, avec des modèles de partenariat gagnant-gagnant, nous les adopterons.
C’est à nous d’en décider en interne. Nous avons les compétences pour savoir gérer les autres situations.
“J’ai un réseau de 14 000 utilisateurs, du réseau de l’Etat. Je détecte 18 000 attaques par minute dans mon réseau et je me défends bien.”
La question n’est pas de savoir si c’est le réseau de Huawei ou de X,Y ou Z. C’est à moi de savoir, avec les instruments dont je dispose, comment monitorer ce réseau. C’est ce qu’il convient de faire. Nous autres Africains avons la fâcheuse tendance à confier la partie gestion, monitoring, etc., de nos implémentations à des tiers. Nous ne créons pas des conditions pour assumer les infrastructures qui nous sont livrées et surtout la partie logique. Puisqu’il y a une partie physique et une partie logique, la question qui se pose est de savoir comment effectuer la gestion si je ne gère pas la partie physique ? Le corollaire de cela, c’est la capacité, la formation, etc.
A l’heure actuelle, est-ce que le Cap-Vert a les ressources humaines nécessaires pour gérer son réseau ?
Oui ! Parce que nous avons investi dans la formation. Durant toutes ces années où nous développions le réseau, la formation des ressources humaines a toujours été notre priorité. Pour preuve, au début, lorsque nous avons commencé le projet e-Gouv, nous avions 90% de consultants. Aujourd’hui, nous avons un contingent de consultants constitué à 100% de Capverdiens. Le département, dont j’ai la charge, est composé de 170 ingénieurs capverdiens. Nous avons aussi créé une académie, la « NOSiAcademy », où l’on effectue des stages professionnels par concours publics. Et même à l’international, dans les universités, les Capverdiens sont représentés. Chaque trimestre, nous établissons le classement des 26 meilleurs dans ce programme-là. Nos compétences sont non seulement formées, elles sont aussi entrainées, éduquées et formatées sur des principes de gestion. Et ceux qui ne sont pas sélectionnés, car nous ne gardons que les meilleures, sont encadrés à 100% dans d’autres entreprises.