Auger Cadet Séoulou : « En quatre jours, nous avons reçu environ 800 demandes de certificats de nationalité en ligne pour un taux de traitement dépassant les 70% »

La mise en service de la Plateforme de digitalisation des actes de justice en Côte d’Ivoire, le 30 janvier dernier, l’a porté sur le devant de la scène. Depuis, Auger Cadet Séoulou, coordonnateur des projets digitaux au cabinet du Garde des sceaux, Sansan Kambilé, ministre de la Justice et des Droits de l’homme, n’a plus de répit.

Pouvoir obtenir un certificat de nationalité en ligne est si bien accueilli par les populations qu’elles en rajoutent une couche de pression supplémentaire. Appelant de tous leurs vœux, l’opérationnalisation du casier judiciaire digitalisé.

Dans cette interview accordée à CIO Mag le 5 février, Auger Cadet Séoulou, qui mesure bien les enjeux de cette avancée dans la modernisation du système judiciaire ivoirien, la replace dans son contexte, tout en se projetant sur les nouveaux défis.

Cio Mag : Quel sentiment vous anime aujourd’hui après le lancement réussi de la plateforme eJustice.ci ?

Auger Cadet Séoulou : C’est un sentiment de fierté. On se rend compte que cet outil était très attendu. Heureusement pour nous, il a été bien accueilli par les populations qui en redemandent plus. Elles nous mettent une couche de pression supplémentaire en souhaitant qu’on ajoute rapidement le casier judiciaire, en plus du certificat de nationalité. Et qu’on rende opérationnel l’ensemble des juridictions de Côte d’Ivoire. On va travailler à les satisfaire.

La digitalisation d’un service, qu’est-ce que c’est ?

Le digital ramène à l’empreinte digitale donc à ce qu’on peut toucher du doigt. Mais il s’agit généralement de numérique et de la possibilité de transcrire quelque chose de palpable en quelque chose d’immatériel, totalement accessible en ligne.

Dans le cas du certificat de nationalité ivoirien, qu’est-ce qui a été réalisé ?

Dans notre cas de figure, le certificat de nationalité était produit dans les juridictions où il fallait s’y rendre physiquement et remplir un formulaire papier. Le traitement et la réponse de la juridiction se faisaient de façon manuelle. Ce que nous avons fait, c’est dématérialiser tout ce processus en y intégrant l’informatique. Ce qui permet aux usagers de pouvoir faire la même opération, mais cette fois en ligne. En utilisant des équipements numériques tels que des smartphones, des tablettes, des ordinateurs.

La demande se fait via un formulaire sécurisé en ligne, tout comme le traitement par les juridictions. En 72 heures, l’usager reçoit la version électronique de son certificat. Bien évidemment, il a la possibilité de récupérer la version physique. L’imprimé est unique. Vous l’avez une seule fois et il ne pourra être reproduit. C’est pourquoi il faut bien le conserver toute votre vie.

Quel est le volume des demandes de certificat à ce jour ?

Hier (mardi 4 février, ndlr), disons en l’espace de quatre jours, nous étions autour de 800 demandes et un taux de traitement de requêtes en ligne dépassant les 70%, pour les juridictions de Yopougon et de Dabou concernées par le lancement. C’est dire que la plateforme suscite un réel engouement et se comporte bien. On a de l’affluence au regard des statistiques sur la connexion, notamment à l’international.

A quand l’extension de ce service à l’ensemble des juridictions du pays ?

Il faut savoir que d’autres juridictions connectées ont été dimensionnées pour recevoir tous les flux des demandeurs de toute la Côte d’Ivoire. Ainsi, si vous résidez à Zuénoula (ville du centre-ouest de la Côte d’Ivoire, Ndlr), en Allemagne ou encore au Japon, vous pouvez demander vos actes de justice en ligne, payer en ligne et recevoir la version électronique de votre document. Le jour où vous êtes de passage à Yopougon ou à Dabou, vous pouvez retirer la version physique.

Ce qui veut dire tout citoyen ivoirien peut profiter de cette innovation quel que soit l’endroit où il se trouve.

Toutefois, une stratégie de déploiement a été mise en place pour pouvoir rendre autonomes les autres juridictions. Dans un premier temps, seront pris en compte les juridictions du Grand Abidjan et, ensuite, celles de l’intérieur du pays, en fonction du taux de traitement par juridiction.

Quels sont les impacts pour les utilisateurs ?

Avec cette plateforme numérique on réduit les délais et on simplifie les démarches. Un autre enjeu, c’est l’équité dans l’accès aux services de justice. Cette plateforme lutte également contre la fraude et la corruption et permet surtout de bénéficier de documents fiables, sécurisés et authentifiables par les administrations nationales et internationales. Enfin, elle positionne la Côte d’Ivoire comme le précurseur d’une innovation qui fera tâche. Les autres administrations peuvent s’en inspirer pour faciliter l’accès des populations aux actes administratifs.

L’on se souvient que les initiatives visant la modernisation du système judiciaire ivoirien ont commencé à émerger il y a une dizaine d’années, avec le projet ProJustice. Que s’est-il passé entre-temps ?

Disons que le ministère de la Justice a lancé plusieurs chantiers de transformation numérique qui dépassaient le cadre même des actes de justice. On a voulu digitaliser à la fois les actes de justice et les processus métier. Un système d’information judiciaire a donc été mis en place, qui réglait deux problèmes : la digitalisation des processus métier internes dans les juridictions et la digitalisation des actes produits par la Justice.

Le projet a commencé depuis une dizaine d’années effectivement. Mais la dématérialisation des actes s’est accélérée depuis trois ou quatre ans. Aujourd’hui, le lancement de cette plateforme marque l’aboutissement de tout ce chemin parcouru.

Cela dit, le ministère de la Justice, contrairement aux idées reçues, n’est pas réfractaire au numérique. Beaucoup de solutions numériques sont portées en interne mais pour lesquelles on fait peu de communication. Concernant l’apatridie par exemple, des bases de données ont été conçues dans le cadre d’un projet avec le Haut-commissariat des nations unies pour les réfugiés (UNHCR), afin de permettre aux bénéficiaires de la naturalisation ivoirienne de pouvoir justifier de leur appartenance à la nationalité à travers des outils numériques. Notamment, la digitalisation des journaux officiels ayant un rapport avec les systèmes de naturalisation. On peut citer d’autres projets, comme la base de données de suivi des indicateurs analytiques des droits de l’homme.

Ce n’est donc pas maintenant que le ministère côtoie le numérique. Seulement que la plateforme de digitalisation des actes de justice a connu un retentissement plus grand. Certainement parce qu’elle touche le grand public.

A quelles difficultés avez-vous été confrontés dans l’implémentation de cette plateforme ?

Les obstacles sont surtout humains. Nous sommes dans un ministère où les professionnels du domaine sont à l’aise avec le droit mais pas forcément avec les bouleversements induits par le numérique. Il fallait donc une bonne acculturation au digital, une grande patience, beaucoup de sensibilisation et, surtout, beaucoup de formation.

Il y a aussi la question des infrastructures numériques. Le ministère de la Justice est présent sur toute l’étendue du territoire, et souvent dans certaines zones qui ne sont pas bien couvertes en internet. Il nous fallait donc trouver des solutions alternatives pour pouvoir assurer la continuité de la fourniture des services dans les juridictions les plus éloignées. Ça nécessite de gros investissements pour implanter une infrastructure numérique propre au ministère. Ça prend énormément de temps, et c’est l’une des raisons pour lesquelles on avance un peu lentement.

De quels soutiens avez-vous bénéficié ?

Nous n’avons travaillé qu’avec des acteurs locaux. C’est une solution ivoirienne conçue et pilotée par des ingénieurs ivoiriens. Sur la partie Imprimé physique, ce projet a été monté avec l’Imprimerie nationale. Experte en production d’actes officiels, elle a conçu les nouveaux formats d’imprimés dotés de couches de sécurité qui permettent de différencier l’original de la photocopie. Sur le plan électronique, nous avons travaillé avec l’Office national de l’état civil et de l’identification (ONECI), qui délivre les cartes nationales d’identité. L’ONECI nous accompagne sur la couche de sécurité que nous apposons sur nos actes électroniques, qui s’appelle le Cachet électronique visible (CEV). C’est une norme de sécurité internationale gérée par l’AIGCEV, l’Association internationale de gouvernance du cachet électronique visible, à laquelle l’ONECI est membre.

Le CEV est un sceau électronique certifiant que le document a suivi un parcours de génération hautement sécurisé. Pour citer deux exemples, cette technologie est utilisée sur les nouvelles cartes nationales d’identité électroniques françaises. Elle est également utilisée pour la sécurisation des passeports belges.

A ces structures, il faut ajouter les équipes informatiques du ministère de la Justice.

Que prévoit le ministère pour accompagner les usagers dans l’adoption de cette plateforme ?

Cette plateforme a été pensée pour être simple d’utilisation. On a voulu que ce soit le plus simple possible pour les personnes réfractaires au numérique, afin qu’elles constatent l’intérêt pour elles de passer par cette voie. Quant aux professionnels du métier, leurs interfaces sont intuitives, ergonomiques, faisant que la formation devient aisée.

Pour commencer, nous sommes allés sur un périmètre bien défini pour bien calibrer la quantité de personnes à former. Et rassurez-vous, ces personnes ont été formées à l’occasion de plusieurs séminaires. On a même réalisé des formations de transformation numérique aux magistrats en faisant appel à des experts nationaux. Mais tant qu’on est sur une petite échelle, c’est maitrisable. Le défi étant de pouvoir vulgariser le service, il va falloir maintenant s’attaquer à un grand nombre de personnes à former en masse.

Si vous ne deviez utiliser qu’un seul mot pour qualifier cette expérience, quel serait-il ? Et pourquoi ?

“Passionnante”. Nous sommes à l’ère de l’intelligence artificielle, du Big Data, de l’analyse des données, de la blockchain. Et le ministère de la Justice, en se dotant de cette plateforme, aura accès à de la data qui est très précieuse pour implanter des modèles d’analyse de données qui seront de véritables outils d’aide à la décision. Ces outils vont générer de manière automatisée des données statistiques qui permettront de mieux structurer la politique sectorielle du ministère. On connaîtra en temps réel les trafics en termes de demande. On aura des remontées d’information qui nous permettront de dimensionner les différentes plateformes conformément aux besoins des usagers. Tout cela grâce au numérique.

De plus, la plateforme eJustice.ci peut servir de pivot à la digitalisation complète des actes administratifs nationaux. Pour ça, il faut relever un autre défi, celui de mettre en place le Digital ID : faire en sorte que toutes les bases de données soient interopérables et communiquent entre elles, afin que les administrations puissent s’interconnecter et s’échanger des données.

Anselme AKEKO

Responsable éditorial Cio Mag Online
Correspondant en Côte d'Ivoire
Journaliste économie numérique
2e Prix du Meilleur Journaliste Fintech
Afrique francophone 2022
AMA Academy Awards.
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