Au cœur de la transformation numérique de l’Afrique, l’e-commerce oscille entre dynamisme et défis. Cette évolution, marquée par l’ascension de plateformes B2C et l’émergence de startups B2B, révèle un secteur en pleine mutation. Pourtant, les obstacles logistiques, technologiques et de rentabilité demeurent prégnants, exigeant des stratégies d’investissement adaptées.
L’évolution du e-commerce en Afrique au cours de la dernière décennie reflète une ambition croissante malgré des résultats contrastés. Alors que certaines entreprises ont dû cesser leurs activités, des plateformes comme Jumia se distinguent par leur expansion significative, illustrant la dynamique complexe du marché africain. La crise sanitaire a également accéléré l’émergence de nouvelles startups, qui, soutenues par des initiatives comme le Google for Startups Black Founders Fund, témoignent d’un écosystème en pleine effervescence. Des entreprises innovantes à travers le continent, de Sodishop au Mali à MaxAB au Maroc et en Egypte, révèlent un paysage e-commerce diversifié, marqué par la croissance et l’adaptation. Aujourd’hui, l’écosystème e-commerce africain connaît une révolution, marquée par une croissance fulgurante du nombre d’utilisateurs, qui a progressé de 140% entre 2017 et 2021, selon Statista. Cette dynamique devrait se poursuivre, avec une augmentation de 34% de la fréquentation d’ici 2025, portant le nombre d’acheteurs potentiels en ligne à plus d’un demi-milliard. Ismail Belkhayat, cofondateur et CEO de la startup marocaine Chari, spécialisée dans la livraison des commerces de proximité, souligne l’importance de cette tendance, expliquant que l’utilité du e-commerce en période de crises a permis de convaincre les plus sceptiques. Selon lui, « cette utilité a été exacerbée pendant une période particulière qui a été celle du Covid, pendant laquelle nos déplacements ont été limités. Et le e-commerce est venu prouver que c’était une solution efficace. » Cette analyse positionne, en effet, l’Afrique comme un terrain fertile pour l’innovation dans le domaine du e-commerce, suiveur de tendances globales mais aussi prêt à exploiter pleinement son potentiel de croissance.
Investissement et attractivité : une réalité nuancée
Dans le paysage du e-commerce africain, l’innovation et l’adaptation sont au cœur d’une transformation profonde, révélant un secteur riche de promesses mais également confronté à des défis significatifs en termes de rentabilité et d’attractivité pour les investissements. Certes, le continent est témoin d’une augmentation significative de l’utilisation du commerce en ligne, de quoi attiser à priori l’appétit des fonds d’investissement du monde entier. Cependant, l’attractivité du e-commerce pour les investisseurs se heurte à la réalité de la rentabilité. De par sa propre expérience, Ismail Belkhayat, à la tête de l’une des startups les plus prometteuses du e-commerce B2B, souligne une vérité souvent omise : « les modèles de e-commerce ne sont pas forcément les modèles les plus rentables ». Il rappelle l’exemple d’Amazon, qui a nécessité près de deux décennies pour générer des profits substantiels de son activité e-commerce. « Aujourd’hui, la vache à lait du groupe Amazon n’est pas son activité e-commerce, mais bien son activité de gestion de hosting et de serveurs via AWS », précise-t-il. En Afrique, Jumia, malgré une valorisation initiale prometteuse, illustre les difficultés de rentabilité dans un marché divers et complexe. L’importance de se concentrer sur un marché spécifique, en développant une compréhension profonde et un product-market fit solide, est donc cruciale pour surmonter ces obstacles.
L’évolution des perspectives d’investissement dans le e-commerce africain reflète également les fluctuations économiques mondiales. La période post-Covid a vu une effervescence d’investissements, rapidement tempérée par les incertitudes économiques exacerbées par des événements tels que la guerre en Ukraine. Cette réalité a conduit à un assèchement des financements pour les startups, particulièrement celles opérant dans des secteurs à faible marge comme le e-commerce. Ismail Belkayat note un changement dans l’approche des investisseurs, qui privilégient désormais la profitabilité à la croissance pure, un pivot significatif dans l’évaluation des opportunités d’investissement. « Quand le financement s’est asséché, les investisseurs qui jusque-là regardaient avant tout la croissance des startups se sont retournés vers les indicateurs de profitabilité qui sont plus raisonnables », précise-t-il. Les métiers de l’e-commerce étant des métiers de distribution qui, par définition, ont des marges relativement faibles. Par conséquent, les plateformes e-commerce qui, entre 2017 et 2021, étaient les chouchous des investisseurs, se sont retrouvés depuis 2022 dans l’incapacité de drainer les mêmes volumes de financements. « C’est la raison pour laquelle des sociétés cotées en bourse comme Jumia ont vu fondre comme neige au soleil leur valorisation », ajoute notre expert.
Malgré ces défis, le secteur du e-commerce en Afrique reste néanmoins assez vibrant, porté par des acteurs locaux qui réussissent à démontrer leur valeur et leur adaptabilité. Les startups qui parviennent à se concentrer sur des niches spécifiques, à comprendre profondément leurs marchés et à bâtir une relation solide avec leurs utilisateurs, se distinguent en créant des modèles d’affaires viables et rentables. « Des startups locales, qui se sont concentrées sur un seul marché et qui l’ont bien fait, sont la preuve vivante que le succès est possible, malgré un environnement complexe », affirme le patron de Chari.
Tous ces éléments suggèrent une perspective nuancée sur le e-commerce en Afrique, mettant en lumière à la fois les opportunités et les défis inhérents au secteur. La croissance fulgurante de l’utilisation du commerce en ligne, couplée à une réalité économique changeante, dessine un avenir où l’innovation et une compréhension profonde du marché local seront les clés de la réussite. Le secteur, bien que confronté à des questions de rentabilité et d’attractivité pour les investissements, reste une terre fertile pour les entrepreneurs audacieux prêts à repenser les modèles traditionnels et à exploiter le potentiel unique du marché africain.
B2B vs B2C : une évolution à deux vitesses
La segmentation B2C (Business-to-Consumer) et B2B (Business-to-Business) constitue un autre axe de réflexion crucial pour comprendre le marché africain du e-commerce. D’abord, il est important de préciser que les deux segments sont complémentaires, car dans les deux cas, on s’adresse à une typologie de clientèle complètement différente. « Lorsqu’on fait du B2B, les clients sont les professionnels et les marchands. Dans le cas de Chari, ce sont par exemple les petites épiceries de proximité. Lorsqu’on fait du B2C, on s’adresse principalement aux consommateurs finaux », explique Ismail Belkhayat. C’est une distinction fondamentale entre deux modèles économiques nécessitant des approches commerciales divergentes. Le B2B, axé sur les relations commerciales entre entreprises, et le B2C, qui se concentre sur la vente directe aux consommateurs finaux, constituent le dualisme structurant du e-commerce. Chaque segment cible une clientèle distincte avec des attentes et des besoins spécifiques, ce qui implique des stratégies d’opération et de développement adaptées.
Ismail Belkhayat met en exergue les défis du B2C en Afrique, notamment les coûts logistiques exacerbés par les taux de réussite inférieurs des livraisons aux consommateurs finaux. Cette situation est aggravée par l’absence de précision des adresses et la volatilité des disponibilités des clients dans certains pays, contrastant nettement avec le B2B où les transactions s’effectuent dans un cadre professionnel plus stable et prévisible.
Au-delà des coûts logistiques, notre interlocuteur pointe du doigt le modèle économique prévalent dans le B2C pour son inefficacité à générer des marges profitables, contrairement au B2B qui bénéficie de coûts d’acquisition clients réduits et d’une fidélisation accrue. Dans le segment du B2C, un marketing coûteux est obligatoire pour attirer les consommateurs. Il s’agit-là d’un investissement non seulement onéreux mais aussi moins rentable sur le long terme, comparé à l’approche directe et personnalisée du B2B. En somme, lorsqu’on fait du B2B, les marges sont meilleures et les coûts logistiques plus bas !
Le succès futur du e-commerce en Afrique, selon Ismail Belkhayat, repose sur la capacité à naviguer ces défis en favorisant les modèles B2B. Cette conviction est étayée par le fait que, dans le B2B, le volume des transactions et la récurrence des commandes par des clients professionnels assurent une rentabilité et une durabilité supérieures. « Pour toutes ces raisons, j’ai la conviction que le e-commerce B2B a plus de chances de réussir en Afrique que le e-commerce B2C », conclut-il.
Améliorer la logistique et promouvoir le paiement digital
Les entraves à une adoption plus large de l’e-commerce en Afrique ne sont pas uniquement liées à la rentabilité. En effet, pour relever les défis précités et assurer un avenir meilleur pour le e-commerce en Afrique, il est crucial d’aborder deux aspects majeurs : l’amélioration de la logistique et la digitalisation des paiements. Selon Ismail Belkhayat, la précision des adresses et une infrastructure postale fiable sont cruciales pour augmenter le succès des livraisons, surtout dans un contexte où les adresses peuvent être imprécises. « Pour moi, les pays où le e-commerce est promis à un bel avenir sont ceux dans lesquels le réseau postal fonctionne le mieux. Il y a une corrélation évidente », insiste-t-il.
Parallèlement, l’adoption des paiements numériques est essentielle pour résoudre les problèmes liés au paiement à la livraison, souvent source de difficultés de recouvrement. Ismail Belkhayat met en évidence le potentiel de croissance du e-commerce si ces obstacles sont levés, illustrant son point de vue par la sucess story de Glovo au Maroc, suite à l’arrêt des activités de Jumia Food dans le royaume, à cause de son modèle limité du paiement à la livraison. « Glovo est arrivé avec une solution efficace, basée sur la tokenisation des cartes de paiement. L’utilisateur n’est amené à utiliser les informations de sa carte qu’une seule fois, lors de la première commande. Pour les commandes suivantes, Glovo se charge de puiser directement dans le compte bancaire, favorisant l’expérience utilisateur », explique-t-il. Grâce à cette approche favorisant le paiement digital, l’entreprises réalise des chiffres impressionnants sur le marché marocain. « Glovo au Maroc, c’est 60 000 commandes par jour avec un panier moyen de 100 dirhams, ce qui fait 6 millions de dirhams de chiffre d’affaires quotidien et 50% de ce montant est réglé par voie digitale », ajoute-t-il.
En conclusion, il apparaît clairement que l’écosystème e-commerce en Afrique est à un tournant majeur. La croissance rapide du nombre d’utilisateurs et l’intérêt des investisseurs témoignent d’un potentiel énorme, à condition d’activer les leviers de la digitalisation des paiements et de l’amélioration de l’infrastructure logistique. Entre les espoirs d’un marché en pleine expansion et les réalités d’un écosystème complexe, le chemin vers la réussite est semé d’embûches mais aussi de possibilités. Les acteurs du secteur, des startups innovantes aux investisseurs visionnaires, sont appelés à jouer un rôle déterminant dans l’écriture des prochains chapitres de cette aventure numérique africaine.