En Afrique, l’identité numérique au service des citoyens : enjeux et défis

La digitalisation est en marche sur le continent africain, avec comme objectif de permettre aux pays de se transformer pour offrir des services modernes qui répondent aux besoins des citoyens. Mais pour construire ces Smart Nations, certains prérequis sont indispensables, comme l’identité numérique. Or, celle-ci est loin d’être accessible à l’ensemble des populations et des territoires. Où en est l’Afrique et comment mettre en place des identités numériques à grande échelle ? Quels sont les champs d’applications qui pourront générer la mise en place de l’identité numérique pour tous ? Quelles sont les dispositions pour l’encadrer sans pour autant étouffer l’innovation ? Quels sont aujourd’hui les pays modèles dans ce domaine ? Focus.     

« Aujourd’hui, tous les gouvernements africains comprennent l’importance de l’identité numérique et son rôle dans la gouvernance et la prestation de services, et ce n’était pas le cas avant la crise du Covid ! » Ce premier constat, dressé par le Dr Joseph Atick, président du mouvement ID4Africa, est plutôt encourageant. La pandémie a révélé les enjeux liés à l’identité numérique des citoyens, en particulier ses impacts économiques et sociaux sur le continent. Plusieurs pays ont, en effet, reçu des aides des bailleurs internationaux à destination des résidents ruraux, des populations pauvres, des femmes et des groupes vulnérables. Mais, faute de registres d’état civil modernes, il a été très difficile de redistribuer ces aides. Démontrant l’impact négatif de l’écart identitaire, à la fois symbole de lenteur du développement économique et facteur qui rend le développement moins inclusif.    

Si la prise de conscience est bien là, pour le Dr Joseph Atick, beaucoup reste à faire en matière de mise en place des identités numériques. « La mauvaise nouvelle, c’est qu’à l’heure actuelle, aucun pays africain n’a pu fournir une identité numérique à l’ensemble de sa population. Celle-ci n’est pas encore inclusive et certains citoyens en restent exclus, malgré les progrès significatifs », assure le promoteur de l’ONG, qui rassemble des ambassadeurs de haut niveau qui prônent l’identité pour tous en Afrique comme moteur du développement socio-économique. Jusqu’à présent, elle a touché 48 pays différents.    

De façon globale, pour évaluer le degré de maturité des pays africains en matière d’identité numérique, l’expert se réfère à trois éléments. « L’identité numérique nécessite tout d’abord un registre national de la population inclusif, avec un numéro identifiant unique attribué à chaque individu. Ensuite, nous avons besoin de plateformes de vérification d’identité sécurisées. Enfin, il faut une infrastructure TIC permettant aux individus de se connecter aux services et des appareils mobiles abordables. » Selon Joseph Atick, les gouvernements ont investi massivement dans les registres nationaux au cours des dernières années, si bien qu’une fraction importante de la population est déjà enregistrée. Quant aux plateformes de vérification, nombre de pays ont commencé à les construire, et le plus gros défi aujourd’hui concerne les infrastructures. Si le mobile est largement répandu sur le continent, seul une personne sur trois dispose d’un téléphone permettant une connexion internet. « Le chemin est encore long à parcourir pour que chaque Africain puisse avoir accès à une identité numérique qu’il pourra utiliser dans sa vie quotidienne », résume le président d’ID4Africa.     

Moteur du développement économique     

Pour rappel, selon la définition de la Communauté économique africaine (CEA), « l’identification numérique est un moyen d’identifier ou d’authentifier l’identité d’un individu, à la fois en ligne et hors ligne. L’identité numérique peut être créée à partir d’informations trouvées sur l’identité légale d’un identifiant émis par le gouvernement et peut être utilisée pour reconnaître avec précision un individu afin de lui fournir ses droits ». Selon l’agence de l’Union africaine, une identité numérique peut également être créée pour fournir à une personne un accès à des services commerciaux numérisés, tels que le commerce électronique, l’administration électronique, la banque digitale, etc. « Une identité numérique peut être produite dans la pratique lorsque la personne s’engage dans l’économie numérique grâce aux informations recueillies parmi les divers types de données qu’elle utilise, telles que les données de téléphone, les données d’historique de recherche, les données de médias sociaux, etc. La collecte de ces informations peut ensuite être utilisée pour identifier et dresser un profil de la personne », précise encore l’institution.    

De nombreuses technologies peuvent être utilisées pour construire ces identités numériques. Ainsi, le marché de la biométrie en Afrique et au Moyen-Orient devrait croître à un taux annuel de 21 %, et l’industrie mondiale de la biométrie devrait atteindre 82 milliards de dollars US d’ici à 2027, selon le rapport « Biometrics – Global Market Trajectory & Analytics 2020 », publié par le cabinet de recherche américain Global Industry Analysts.    

Si, pour les experts, l’identité numérique est primordiale, c’est parce qu’elle permet une multitude d’applications possibles et, en ce sens, est un réel vecteur du développement économique, et ce, même dans les zones rurales. « Aujourd’hui, au Kenya ou en Ouganda, les agriculteurs ont besoin d’avoir une identité numérique, car c’est par elle qu’ils peuvent accéder aux financements, aux programmes gouvernementaux et vendre leurs récoltes. Dans le secteur agricole, c’est primordial ! », assure Joseph Atick. Parmi les autres applications possibles, « le secteur qui bénéficie le plus de l’identité numérique est celui de l’inclusion financière ; c’est une révolution de permettre aux individus un accès à un compte bancaire, cela change tout », poursuit le président d’ID4Africa. Ensuite, le secteur social est lui aussi particulièrement concerné. La moitié des pays africains dispose de programmes de soutien importants. Dans ce cadre, la convergence entre les filets sociaux et l’identité numérique est essentielle pour établir le registre social de la population. Enfin, le secteur des télécoms tire parti de l’identité numérique. Dans plusieurs pays africains, comme au Maroc, au Bénin ou en Côte d’Ivoire, pour des raisons sécuritaires, l’obtention d’une carte SIM est liée au numéro de la carte nationale d’identité ou celui du passeport. « C’est grâce à ces applications que l’identité devient la base, le moteur de l’économie des pays », résume Joseph Atick.    

Des pays modèles     

Sur le continent, les avancées en termes d’identité numérique sont inégales selon les régions et les États. Parmi les pays les plus avancés, le Dr Atick cite le Nigeria, le Ghana, le Maroc, l’Algérie, la Tanzanie, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le Togo ou encore l’Éthiopie. Mais tous ces pays n’ont pas procédé de la même manière. Pour exemple, l’Éthiopie est partie de rien pour construire son registre d’identité numérique. « Les autorités ont compris que les cas d’usage étaient très importants, notamment dans le secteur bancaire, donc elles ont commencé avec les cas d’usage sans avoir de registre national de la population. Ces cas d’usage ont motivé les populations à se faire enregistrer. » D’autres ont adopté une approche plus « classique », comme le Nigeria, qui a réussi à intégrer plus de 100 millions de personnes dans sa base de données. Aujourd’hui, les secteurs bancaire, télécoms ou les services sociaux fonctionnent grâce à l’identité numérique. Au Ghana, le secteur de la santé est également corrélé à la carte d’identité numérique.     

Protéger les e-citoyens     

Si l’usage d’identités numériques peut constituer une garantie forte pour les populations, il peut également être perçu comme une démultiplication des possibilités de surveillance, notamment par l’analyse des traces que la personne laissera dans l’environnement numérique. « La numérisation massive de l’humain nécessite d’assurer l’équilibre entre l’identification des personnes et la possibilité, pour elles, d’agir de façon libre et autonome. Les lois nationales relatives à la protection des données à caractère personnel en Afrique sont à jour, même si certains ajustements sont encore nécessaires pour faire face aux nouveaux enjeux du numérique », explique Jules Hervé Yimeumi, qui a créé l’association Africa Data Protection, afin d’accompagner les gouvernements à faire face à ces enjeux. « Le constat général qui se dégage est qu’il faut multiplier les initiatives pour accompagner les régions, voire l’Afrique entière, dans la protection des données personnelles, et ce, au regard de la perspective du développement de l’économie numérique », poursuit l’expert. Selon lui, une autorité administrative indépendante est indispensable, à l’heure du tout numérique, car elle est chargée de préserver les libertés individuelles, en accompagnant et en contrôlant l’usage des données personnelles des citoyens du pays concerné. À ce jour, on note la présence de 24 autorités de protection de données sur les 54 pays que compte le continent africain.  

  Quant aux technologies utilisées pour la mise en place des identités numériques, souvent par des entreprises extranationales, l’expert met en garde contre les risques. « Les dispositifs biométriques sont strictement encadrés par la plupart des législations africaines, car il existe bien un risque de récupération des données par ces entreprises. En règle générale, ces entreprises doivent soumettre auprès de l’autorité de protection des données une demande d’autorisation avant de mettre en place ces projets. » L’expert cite à ce propos un exemple récent. Au Kenya, l’entreprise Worldcoin, qui propose de sécuriser les transactions en scannant l’iris de chacun des usagers, a été suspendue par l’autorité locale de protection des données début août 2023. Dans un communiqué, le gouvernement kényan a expliqué avoir lancé des enquêtes portant notamment sur « le manque de clarté concernant le stockage et la sécurité des données sensibles » et « l’absence d’encadrement approprié » de cette immense base de données.    

Vers des Smart Nations inclusives    

Alors comment aller plus vite et plus sûr, pour que l’ensemble des populations soient dotées le plus tôt possible de cette identité numérique, en toute sécurité ? « À ce jour, la proposition de valeur ne motive pas le public à s’inscrire », résume le Dr Atick. À ce stade, détaille-t-il, il reste difficile d’obtenir une identité numérique en Afrique, car il y a trop d’étapes, trop peu d’endroits où s’inscrire et aucun des pays africains n’a réussi à déployer l’enregistrement en ligne à distance. En outre, peu de services sont liés à l’identité numérique. Ainsi, la valeur ne justifie pas l’effort pour l’obtenir. « Pour accélérer le processus, il faut donc améliorer la proposition de valeur de l’identité numérique, en abaissant les obstacles pour l’obtenir, en simplifiant le processus et en proposant plus de services liés à cette identité numérique », résume-t-il avant de conclure : « C’est cela le chemin, mais il faudra beaucoup de temps ! »

Camille Dubruelh

Camille Dubruelh, Journaliste, coordinatrice éditoriale Cio Mag

Journaliste multimédia depuis 2010, Camille Dubruelh s’est spécialisée sur l’actualité du continent, traitant de domaines aussi divers que la politique, l’économie ou encore la culture. Très intéressée par les nouvelles technologies, le monde des start-ups et l’impact du digital sur le processus de développement, elle a rejoint en 2019 Cio Mag, le magazine de référence sur le digital africain, où elle exerce la fonction de coordinatrice éditoriale. Au-delà de ses fonctions au sein du magazine, elle anime régulièrement des conférences, en France et en Afrique, online et en présentiel, sur la thématique de l’économie numérique, de l’innovation et du financement.

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