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L’année 2023 a marqué un tournant décisif dans le développement de l’intelligence artificielle (IA), tout en exacerbant la peur d’une éventuelle perte de contrôle de l’humain sur ses propres inventions. La question de l’éthique dans l’IA est ainsi revenue au cœur des préoccupations, à tel point qu’en mars 2023, des milliers de personnalités du monde du numérique ont signé une pétition pour freiner la course que venait de lancer OpenAI avec la version 4 de ChatGPT. La problématique de l’éthique dans l’innovation numérique n’est cependant pas nouvelle. Elle renvoie fondamentalement à la responsabilité et à la conscience humaine, à ses choix en toute connaissance de cause. C’est donc sur cette réalité qu’il faudra désormais insister pour espérer rassurer et contenir d’éventuelles dérives.
Avec les dernières évolutions de l’intelligence artificielle (IA), la peur de l’inconnu s’est accentuée. La puissance des calculateurs, leur capacité à traiter des données en masse et la facilité croissante à entraîner les algorithmes suscitent des interrogations sur la maîtrise de l’Homme. En signant la pétition de mars 2023 pour demander un moratoire sur le développement de l’IA, les initiateurs ont voulu attirer l’attention sur les éventuelles dérives. Les signataires de cette pétition exigeaient la mise en place de “protocoles de sécurité pour la conception et le développement avancés d’IA”. Aussi, ont-ils proposé “l’audit d’experts indépendants et externes aux laboratoires des entreprises porteuses des projets”. En Europe, l’année 2023 s’est achevée avec l’adoption de l’AI Act, un règlement pour cadrer le développement de l’intelligence artificielle. Ce qui amène à se demander où en est le continent africain, supposé être la nouvelle terre d’innovations numériques.
Un continent pas complètement désarmé
Professeure en éthique de l’IA à l’Université Mohammed Ier au Maroc, Saida Belouali est experte principale pour l’exercice “Readiness assessment methodology” (RAM) de l’Unesco au Maroc, dans le cadre d’un diagnostic 360° d’évaluation de l’état de préparation du pays à l’IA. L’universitaire confie qu’ « aujourd’hui en Afrique, les pays ne disposent pas d’une loi dédiée spécifiquement à l’encadrement de l’IA et que les obligations à ce sujet relèveraient de réglementations diverses. Des législations peuvent s’appliquer à l’IA, spécifiquement celles qui couvrent le spectre des droits humains. » En attendant une “AI Act africaine”, la professeure Saida Belouali assure que « les cyberlois, en l’occurrence et tout particulièrement, les lois relatives à la protection des données à caractère personnel, sont utiles et peuvent répondre à des situations en lien avec l’IA en attendant de disposer d’un cadre global dédié à l’IA, si les pays le souhaitent. »
Selon l’universitaire marocaine, le continent n’ignore pas le débat sur l’éthique dans l’IA. C’est pourquoi le Maroc et le Sénégal faisaient partie des quatre pays pilotes au monde pour la mise en œuvre de la Recommandation de l’Unesco sur l’éthique de l’IA. Et, « sur le continent, nous noterons que des pays ont adhéré à la Recommandation sur l’éthique de l’IA de l’UNESCO, qui est un cadre normatif holistique ancré sur 10 principes couvrant les droits fondamentaux. La Recommandation permet aux pays de gouverner l’IA en déclinant les principes dans des champs d’actions divers », souligne la professeure Saida Belouali, également co-fondatrice de la “Maison de l’intelligence artificielle” à l’Université Mohammed Ier.
La gouvernance de l’IA, c’est aussi ce à quoi appelle Amal El Fallah-Seghrouchni, présidente exécutive d’AI Movement, le Centre international d’intelligence artificielle du Maroc, à l’Université Mohammed VI Polytechnique. Au micro de Bruno Faure dans l’émission “Eco d’ici Eco d’ailleurs” du 30 décembre 2023 sur Rfi, cette pionnière de l’IA en Afrique a fait observer « qu’il y a eu à peu près 117 initiatives dans le monde sur l’éthique. » La professeure Amal El Fallah-Seghrouchni estime « qu’il ne s’agit donc pas d’avoir une éthique chacun. L’objectif, c’est de trouver un consensus général et global sur les meilleures pratiques de l’usage de l’intelligence artificielle. » Membre de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies de l’Unesco (COMEST), Madame El Fallah-Seghrouchni invite à pousser plus loin la réflexion. « Pour permettre une IA responsable, je préfère parler de gouvernance responsable. Cela inclut l’éthique qui apporte un certain nombre de principes et la régulation », a-t-elle déclaré sur Rfi. Invitant à appliquer l’exemple du Règlement général sur la protection des données à caractère personnel (RGPD) sur l’IA (le traitement des données, les algorithmes et le déploiement de l’IA), elle recommande à l’Afrique de se pencher sur la question, même si son souhait est d’avoir un cadre normatif mondial. Car, aujourd’hui, « en matière de législations, nous avons l’AI Act de l’Europe qui vient d’être adopté en décembre 2023. La présidence des États Unis a publié un décret pour l’encadrement et l’évaluation de l’IA et le sommet de Bletchley a opté pour une approche collective en matière de gestion des risques liés à ces technologies. La Chine possède sa loi pour l’encadrement de l’IA et le Canada utilise un Code de conduite », rappelle sa compatriote, professeure Saida Belouali.
Enjeux de l’éthique dans l’IA
Jérôme Ribeiro, président-fondateur d’Human AI, estime pour sa part que « l’éthique représente le défi de l’avenir de l’humanité dans le domaine de l’IA. » « Nous devons veiller à ce que nos technologies progressent dans le respect de la dignité, de l’équité et de l’autonomie individuelles, éléments qui doivent rester au cœur de toutes nos avancées », recommande-t-il. Très actif sur le continent pour la vulgarisation de l’intelligence artificielle à travers son organisation Human AI, le Vice-président d’Honneur du Cluster Digital Africa (CDA) pense que « humaniser l’IA pour les innovations africaines est une priorité et appelle à s’engager à adopter une approche de conception qui place l’humain au centre, en respectant la diversité culturelle et les besoins spécifiques de l’Afrique. » Il donne l’exemple des projets d’IA développés par Human AI qui « intègrent les valeurs éthiques et les normes sociales, pour qu’ils résonnent avec les aspirations des communautés locales. »
« Pour que l’innovation en IA demeure ‘’responsable’’, il est important que soit respecté un ensemble de principes tout le long du cycle de vie du système intelligent comme le recommandent plusieurs entités et organisations », appuie l’experte en éthique de l’IA, Saida Belouali. Et Jérôme Ribeiro d’ajouter qu’ « il est indispensable de mettre en œuvre des politiques réglementaires robustes, d’établir des standards éthiques universels, et de promouvoir l’éducation et la sensibilisation. » « La transparence et la responsabilisation doivent être des piliers de tout développement en IA, tout comme la collaboration interdisciplinaire doit être encouragée pour enrichir la réflexion éthique » ajoute-t-il. Sur ce point, la professeure Amal El Fallah-Seghrouchni rappelle que la conférence de l’Unesco sur l’éthique en 2022 est une prouesse. Car « elle a réussi à faire adopter un texte par 193 Etats membres. Tout le monde a accepté ce dénominateur commun. » Mais elle rappelle que ce texte a été adopté avant l’IA générative, une occasion d’attirer l’attention sur le caractère évolutif de ce que devrait être l’éthique de l’IA. C’est pourquoi elle insistait d’ailleurs sur la définition de principes généraux. Car, comme le souligne si bien la professeure Saida Belouali « l’encadrement législatif ne peut pas généralement adopter le rythme de technologies dites “disruptives” et le temps de la légifération n’est pas celui de l’essor technologique. Pour être pertinente, la régulation doit toujours être à la vitesse adéquate. »
Pour et par l’humain
Dans cette course effrénée vers le développement de l’intelligence artificielle, tout repose sur l’humain. Le débat sur l’éthique tire toute sa raison d’être dans la nécessité de « protéger le droit des individus », comme le confie la professeure en éthique de l’IA à l’Université Mohammed I au Maroc, Saida Belouali. « Au-delà des scénarios apocalyptiques, les technologies intelligentes présentent des menaces réelles sur les emplois, sur les droits fondamentaux et les libertés individuelles. L’IA est certes un facteur inestimable pour la compétitivité élargissant l’horizon des possibilités économiques et sociétales, mais elle peut également être à l’origine de pratiques intrusives et discriminatoires qui nécessitent des restrictions strictes » soutient-elle. C’est pour cette raison que Human AI de Jérôme Ribeiro insiste sur « des formations dédiées à la démystification et à la sensibilisation à l’IA dans le but de placer l’éthique au cœur de son approche ; en cultivant une compréhension approfondie de cette technologie, pour que les individus puissent la maîtriser et en tirer avantage, plutôt que d’en devenir les victimes.» Il s’agit de permettre à l’humain de disposer « de connaissances nécessaires pour naviguer dans cette nouvelle ère avec confiance et compétence. »
Saida Belouali préconise la vigilance éthique et légale pour un écosystème de l’IA, car « les encadrements quels que soient leurs natures, permettent de déterminer les responsabilités et permettent en effet, de remettre l’humain au cœur des innovations.» Pour cette universitaire, “IA de confiance”, “innovation responsable” rime avec « des humains qui ont l’obligation morale d’agir de manière responsable et d’inspirer la confiance par leurs choix et comportements. » « Les innovations programmées en IA ou dans d’autres domaines, doivent se conformer aux exigences morales et légales et leurs concepteurs doivent veiller à ne pas porter atteinte aux droits humains et aux libertés individuelles » conclut l’experte en éthique de l’IA.
Inquiétude et non pessimisme
Dans une émission spéciale sur l’IA sur Radio Canada le 8 décembre 2023, plusieurs experts se sont refusés à imaginer l’intelligence artificielle prendre le dessus sur l’humain. Mais comme l’a souligné l’un des experts, « le génie est déjà sorti de la bouteille », pour dire que la révolution est en marche, tout en appelant à prendre conscience de la responsabilité de l’humain pour en faire un outil bénéfique plutôt qu’un instrument de destruction des valeurs humaines. Ceci dit, l’on est en droit d’être inquiet mais pas pessimiste. Comme le disait Yann LeCunn, scientifique en chef pour l’IA chez Méta, il faut avoir confiance en « la capacité de la société à faire ce qu’il faut pour garantir les effets bénéfiques de l’IA et en minimiser les effets négatifs. » Selon le scientifique de Méta, « l’IA va nous assister dans la vie quotidienne et amplifier globalement notre intelligence, mais ne remplacera pas l’intelligence humaine. »
Pour l’Afrique, ce son d’optimisme nécessite que « les différents pays soient proactifs pour éviter de subir l’IA et que les mutations à venir ne soient pas subies mais choisies », conclut Saida Belouali, l’experte principale pour l’exercice “Readiness assessment methodology” (RAM) de l’Unesco au Maroc. C’est donc pour cela qu’« il est important de promouvoir une communication transparente sur les capacités réelles de l’IA, ses limites, ainsi que les mesures de sécurité et les cadres éthiques qui sont en place pour réguler son développement », selon Jérôme Ribeiro, président-fondateur de Human AI. Le continent a des ressources pour le mener vers le développement d’une IA responsable et durable. Labélisé Centre de catégorie 2 de l’Unesco, le Centre international d’intelligence artificielle du Maroc, l’AI Movement que dirige la professeure Amal El Fallah-Seghrouchni en est une preuve.
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