(Cio Mag) – Etant l’un des vingt « Digital Champion » auprès de la Commission européenne, désigné comme tel par la France il y a plus de cinq ans, Gilles Babinet voit dans l’innovation technologique le moyen de tourner la page de la « Françafrique ». L’après-Silicon Valley a commencé sur le Continent.
Propos recueillis par Charles de Laubier
CIO Mag : En 2016, vous écriviez que « l’avenir de l’innovation est en Afrique ». Vous-même, vous voyagez souvent en Afrique où vous constatez « une effervescence numérique » : est-ce que le Continent peut innover dans l’IA et créer sa propre « Silicon Valley » ?
Gilles Babinet : Je constate surtout que les modèles d’innovation que l’on décrit comme aboutis (la Silicon Valley, …) sont basés sur des modèles particulièrement voraces en ressources et qu’ils ne parviennent pas, contrairement à ce qu’affirment leurs protagonistes, à être massivement inclusifs. Je pense aussi que la caractéristique la plus constante de l’histoire, ce n’est justement pas la constance, mais la rupture.
Enfin, j’observe que lorsqu’il n’y a pas beaucoup d’antécédents, la possibilité de faire des émerger de nouveaux modèles est importante à condition qu’il y ait une nécessité. Regardez Israël : c’est devenu un écosystème d’innovation probablement plus avancé que celui de la Silicon Valley. Or, il y a 30 ans, Haïfa, son hub technologique, n’était qu’un port de commerce secondaire, sans autre activité lié à l’innovation qu’une petite université en sciences.
Est-ce au tour de l’Afrique?
En Afrique, nous n’avons que peu d’antécédents technologiques et surtout d’immenses besoins à résoudre, nécessitant des approches différentes à tout ce qui existe. Les premières expérimentations montrent clairement que des « Ovnis » sortent de terre : M-Pesa [service de micropaiement mobile lancé au Kenya, puis en Tanzanie et en Afrique du Sud, ndlr] en est un, mais il y en a également dans la santé comme Djantoli au Mali et au Burkina Faso, dans l’agriculture comme M-Farm au Kenya…, ainsi que dans l’énergie, les transports, la sécurité, etc. C’est très encourageant.
Vous avez participé aux dernières Assises de la transformation digitale en Afrique (ATDA), organisées par CIO Mag en novembre 2017 à Paris et à Abidjan, puis suivi le 5è sommet UA-UE des 29 et 30 novembre derniers en Côte d’Ivoire : qu’elles ont été les décisions « numériques » prises à l’issue de ces deux événements?
Beaucoup d’initiatives ont été lancées lors de ces deux événements, mais je crois qu’il y a une volonté nouvelle d’utiliser la technologie pour créer un nouveau rapport à l’Afrique. Si l’écosystème africain reste moins développé que celui qui existe en Europe, la relation n’en est pas moins bidirectionnelle ; les développeurs africains travaillent déjà sur des projets destinés à l’Europe et les contributions sur les plateformes d’open source sont équitablement partagées.
A mon sens, pour la France, l’opportunité est de sortir de la « Françafrique » en reconnaissant cette bidirectionnalité.
Des initiatives comme celle de Karim Sy – Jokkolabs [espace de coworking et d’innovation en Afrique francophone, présent en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Mali, au Maroc, au Burkina Faso, au Benin, en Gambie et au Sénégal, ndlr] – vont dans la bonne direction et devraient être massivement soutenues. Mais, à mon sens, il manque toujours des fonds d’investissements dédiés aux enjeux d’impact par la technologie.
Le fait qu’un projet comme CityTaps [société fondée par Grégoire Landel proposant des compteurs intelligents et prépayés pour apporter l’eau dans les villes du Sahel, ndlr] ne puisse progresser que très lentement du fait de levées de fonds limitées, par exemple, démontre que les grandes institutions d’impact n’ont pas encore pris la juste mesure de ce que peuvent faire les technologies numériques. Il faut encore que cela change.