Intelligence artificielle : l’Afrique est-elle prête ?

Une table ronde sur l’intelligence artificielle dans une salle de conférence à Nairobi, au Kenya. Image éditée par l’agent IA de Freepik.

La question pourrait paraître anodine. Et pourtant, elle fait l’objet de plusieurs analyses. Le continent africain va-t-il réussir à faire de l’intelligence artificielle un outil à fort potentiel ? Une seule certitude : plus personne ne doute des atouts qu’offre l’intelligence artificielle dans tous les domaines. Cependant, des préalables aux usages, en passant par la régulation, où en est réellement le continent africain ?

C’est une série de questions qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque le développement de l’intelligence artificielle sur le continent. Au-delà du débat sur le remplacement de l’homme par l’IA, des impacts sur les emplois, etc., il y a, peut-on le dire, plus urgent pour les usagers africains. La préoccupation de savoir s’il existerait ou s’il faudrait une IA africaine mérite d’être analysée. Comme toutes les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle provoque des changements profonds dans le quotidien de tous, y compris en Afrique.

Un choc culturel…

Dr Djagri Tindjo

Lorsqu’au fin fond d’un village d’un pays du continent, un usager peut converser dans sa langue locale avec une personne parlant une autre langue, c’est le fruit de l’intelligence artificielle embarquée dans les smartphones. Ou encore, lorsqu’un texte est traduit instantanément sur un téléphone, facilitant la conversation entre deux personnes de locutions diverses, l’IA est aussi présente. « L’IA bouleverse les routines quotidiennes, les façons de travailler, d’apprendre, de communiquer. Elle installe une nouvelle norme d’instantanéité, d’automatisation, de quantification du réel (via les données). Cela génère de nouveaux comportements sociaux mais aussi des résistances culturelles ou générationnelles », analyse le Dr Djagri Tindjo, docteur en sociologie du développement, enseignant-chercheur à Formatec/Université de Lomé, Laboratoire de Recherche en Changement Social et Développement (LaReCSoD)/Université de Lomé au Togo et spécialiste du numérique.

Cette réflexion introduit bien l’impact socioculturel de l’IA sur le quotidien des populations africaines. Pour parer au plus urgent, les experts ne cessent d’appeler à une IA éthique, avec des réglementations adaptées à chaque contexte, aussi bien régional que local. En 2023, l’actuelle ministre de la Transition numérique du Maroc, Amal El Fallah Seghrouchni, professeure en mathématiques et intelligence artificielle, nous confiait « qu’il ne s’agit pas d’avoir une éthique chacun ».

Professeure Amal El Fallah Seghrouchni

L’objectif, c’est de trouver un consensus général et global sur les meilleures pratiques de l’usage de l’intelligence artificielle. La professeure Amal El Fallah Seghrouchni insiste sur la gouvernance qui, pour elle, doit « permettre une IA responsable ; cela inclut l’éthique, qui apporte un certain nombre de principes, et la régulation ». Dans le même sens, le Dr Djagri Tindjo estime que la gouvernance de l’IA doit être inclusive. Il s’agit, soutient-il, « d’associer les citoyens, experts, États, entreprises et chercheurs à l’élaboration de cadres éthiques ; de mettre en place des commissions nationales/continentales d’éthique de l’IA, comme le recommande l’UNESCO. » L’universitaire et sociologue togolais ajoute que « l’éthique de l’IA n’est pas figée. Elle doit être plurielle, dynamique et inclusive, pour que l’IA reste un outil au service de l’humain, et non l’inverse ».

En attirant l’attention sur les questions éthiques en amont, ces experts estiment que l’enjeu est, entre autres, « la protection des émotions, de l’identité humaine, pour éviter que l’IA remplace ou manipule nos sentiments », d’où la nécessité « d’intégrer les valeurs locales et culturelles dans la conception des IA, notamment en Afrique », recommande le Dr Tindjo.

« L’éthique de l’intelligence artificielle doit s’adapter à un monde en mutation, où les frontières traditionnelles — entre humain et machine, privé et public, réalité et fiction — deviennent floues », poursuit l’universitaire togolais. Il propose des pistes pour une éthique de l’IA adaptée aux défis contemporains, en insistant sur « le respect des droits fondamentaux, qui implique la propriété intellectuelle (l’encadrement de l’usage des données textes, images, voix pour l’entraînement des IA), la protection de la vie privée pour éviter la surveillance de masse ou l’exploitation abusive des données personnelles, la lutte contre la manipulation, comme les deepfakes, qui menacent la confiance dans l’information, le développement des outils de détection et l’imposition de l’étiquetage des contenus générés par l’IA ».

… mais aussi des préalables !

Pour créer une IA qui reflète ses aspirations, le continent doit relever plusieurs défis. L’amélioration de l’accès à Internet à très haut débit, la disponibilité du courant électrique, la capacité de puissance de calcul, la maîtrise du big data sont quelques-unes des équations urgentes à régler. Concernant la gestion des données de masse, elle est un préalable pour éviter les biais. Car, comme le dit si bien le Dr Djagri Tindjo, enseignant-chercheur de l’Université de Lomé, le défi est « d’éviter les biais algorithmiques qui reproduisent ou aggravent les inégalités sociales, raciales ou de genre et d’assurer la transparence des algorithmes utilisés dans des décisions critiques (emploi, justice, crédit…). »

L’IA est au sommet d’une pyramide composée de connectivité, de données (de big data), d’automatisation, etc. « Pour l’Afrique, il y a une pléthore de défis à relever pour faire de l’IA sur le continent africain… les modèles… », aime dire la professeure Amal El Fallah Seghrouchni, également présidente exécutive du Centre international d’intelligence artificielle du Maroc (Mouvement IA à l’UM6P).

Les préalables ne sont pas que techniques. Le continent a besoin de plus de ressources humaines. Selon la Marocaine Amal El Fallah Seghrouchni, professeure en mathématiques et intelligence artificielle et ministre de la Transition numérique du Maroc depuis octobre 2024, « il faut élargir les domaines de recherche, avoir plus de spécialistes et disposer d’un budget. Les universités africaines doivent être capables de participer à des programmes internationaux, mettre en place des outils pour accompagner les chercheurs afin de relever les nouveaux défis », préconise la professeure Seghrouchni. « On est menacé si l’on ne sait pas utiliser l’IA », prévient-elle.

Rebondissant sur ce point, le Dr Djagri Tindjo, docteur en sociologie du développement, enseignant-chercheur à Formatec/Université de Lomé, Laboratoire de Recherche en Changement Social et Développement (LaReCSoD)/Université de Lomé, insiste sur la valorisation des compétences locales. Cette vision doit faire émerger davantage d’incubateurs de solutions en IA, des centres de recherche dotés de moyens appropriés, dans une dynamique de partenariat public-privé.

Le risque pour l’Afrique est de vivre l’IA telle que voulue ou développée par l’extérieur si elle ne se dote pas de son propre modèle. Ce qui reviendrait simplement à créer des solutions qui répondent aux problèmes africains.

Souleyman Tobias

Journaliste multimédia. L’Opendata, la transformation digitale et la cybersécurité retiennent particulièrement mon attention. Je suis correspondant de Cio mag au Togo.

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