Sur le marché mondial, l’industrie du jeu vidéo pèse plus de 300 milliards de dollars, devant le cinéma et la musique. A en croire ces chiffres du cabinet de conseil Accenture, le secteur des industries créatives (3D, animation, jeux vidéo, etc.), en pleine expansion sur le continent africain, se développe avec une génération de digital natives pour qui « l’Afrique doit être un espace créatif, imaginatif qui imprime un nouveau souffle. » Si l’Afrique du Sud détient clairement le lead dans le domaine, l’effet boule de neige prend déjà forme. Pour Cio Mag, Mohamed Zoghlami, co-fondateur d’Afric’Up et spécialiste des industries créatives en Afrique, décrypte le niveau de développement de l’industrie vidéoludique en Afrique, ses opportunités, ses contraintes et son avenir.
Cio Mag : Quelle place occupe le jeu vidéo dans vos diverses entreprises ?
Mohamed Zoghlami : C’est autour de la 3D Netinfo (https://www.3dnetinfo.com/fr), l’unique école d’Afrique francophone créée il y a plus de 18 ans par ma partenaire Mme Samia CHELBI, que mon activité liée aux industries créatives numériques, et le jeu vidéo en particulier s’articule et se pilote actuellement.
L’École a formé plus de 15 000 jeunes de 15 pays africains aux métiers du codage créatif (3D, animation, jeux vidéo, effets spéciaux, VR, AR, design architectural, …) avec un taux d’employabilité de plus de 96% à la sortie, devenant rapidement une référence africaine et internationale. Partenaire des leaders mondiaux du secteur tels que Autodesk, Adobe, Chaos Group, nous sommes l’unique partenaire d’Epic Games (Fortnite) sur le continent, de Facebook Occulus pour la VR et de Nvidia pour l’Omniverse.
Outre l’École, nous avons lancé CREATEC (l’Association tunisienne des technologies créatives) et le DigiArt Living Lab (seul Living Lab arabe et africain du digital créatif reconnu par le réseau des Living Lab européen ENOLL) afin de sensibiliser, former et promouvoir cette industrie aux travers de nombreuses manifestations, dont 3D4Africa pour la conception et l’impression 3D, le VR Hack Africa (https://arvrafrica.com/cities) et surtout l’AfricaGameDev (www.africangamedev.com) avec Epic Games qui a réuni plus de 200 jeunes de 10 pays africains autour de la formation et le prototypage d’un jeu vidéo.
Je suis également le co-fondateur de SaphiProd (www.saphirprod.com), un studio de jeu vidéo et de contenu 3D basé en Tunisie et Consultant dans le secteur des Industries Créatives & Culturelles Africaines. A ce titre, j’ai eu l’honneur et le plaisir de faire partie du Comité d’organisation de la Saison Africa 2020 où j’ai pu mettre en lumière à travers de nombreux événements, l’incroyable créativité des studios africains.
Selon vous, quel est le pays africain hub du jeu vidéo ? Et pourquoi ?
Sans contexte, l’Afrique du Sud est le pays le plus développé dans cette industrie créative digitale.
Il existe un programme et une volonté affirmée de soutenir les arts visuels dans leur ensemble. Outre le gouvernement sud-africain qui apporte son concours à travers le Conseil National des Arts, des ONG, des Associations, des incubateurs et des Fonds contribuent à l’émergence de cet écosystème créatif.
Un rapport de PWC Media and Entertainment Outlook (2018) a identifié le secteur des jeux vidéo numériques comme l’une des « plus grandes réussites » des industries sud-africaines du divertissement et des médias. Plus de 64 sociétés de jeux et d’animation en Afrique du Sud, ont été identifiées. Il y a des passerelles entre le jeu et l’animation, 46% des entreprises produisant des jeux faisant également du travail d’animation.
Le seul magazine en ligne consacré au jeu vidéo du continent, NAG online, est aussi sud-africain, de même que la principale manifestation pour la commercialisation, la distribution de contenu multimédia africain le Discop. Vous ajoutez à cela, plusieurs centres de formation, des manifestations et des événements à l’échelle du continent comme l’African Games Week, un positionnement affirmé et arrimé vers les pays anglo-saxons, les USA en tête et vous obtenez une vitrine ou un hub du jeu vidéo.
Le Nigéria émerge également comme futur hub du jeu vidéo. Le succès continental des films de Nollywood et de la musique Naija a créé « le buzz » et a fait émerger une culture mainstream. Conscient de ce potentiel symbolique et économique, le gouvernement au travers du projet « Creative Africa » a décidé d’apporter son soutien financier à l’essor de ces secteurs afin d’en faire des industries créatives formelles, contribuant sensiblement au soft power africain et au PIB nigérian. La volonté est de créer 80 000 emplois dans l’industrie du jeu vidéo et de l’animation.
Le Kenya, le Ghana, l’Égypte et la Tunisie disposent d’un écosystème créatif en pleine ébullition et qui croît rapidement. Le constat est qu’aujourd’hui, la plupart des pays africains abrite en leur sein un voir plusieurs studios de jeu vidéo.
A quel niveau de développement se trouve le jeu vidéo en Afrique ?
D’un côté, nous assistons à la croissance de la jeunesse dans la population africaine, une réalité bien concrète, 60% des africains ont moins de 24 ans. À l’horizon 2050, 35% des jeunes dans le monde seront africains. De l’autre, il y a la croissance spectaculaire du mobile et par une progression de la couverture Internet.
C’est cette équation qui va expliciter en partie « le boum du mobile gaming », et susciter des vocations en Afrique. Si le mobile est la clé du développement digital africain, il le sera également pour les Industries créatives culturelles et plus spécifiquement pour le jeu vidéo.
D’après une étude de Deloitte, on compterait environ 400 millions de mobile gamers sur le continent. En quatre ans seulement, de 2014 à 2018, le jeu vidéo a progressé de 500% ; lui qui était alors estimé à 105 millions de dollars, aurait atteint les 570 millions de dollars.
La culture du gaming est encore balbutiante en Afrique. L’industrie du jeu vidéo africain s’en ressent et ne pourra s’internationaliser sans avoir au préalable sensibilisé, conquis et structuré le marché local.
Les populations africaines, surtout en Afrique subsaharienne, considèrent encore le jeu vidéo, non seulement comme une activité improductive et futile mais surtout comme une pratique liée à l’enfance. Dans l’imaginaire, le jeu vidéo est fait, pour distraire les enfants, et les adultes ne devraient point s’y intéresser.
Face à ces aprioris, de nombreux autres obstacles paralysent ce qui devrait être une industrie florissante, porteuse d’espoir pour une jeunesse enthousiaste et créative. On pourrait rapidement citer, la faible visibilité internationale des acteurs africains de l’industrie du jeu vidéo, la difficulté à placer les jeux sur les plateformes de distribution de jeux numériques tels que Steam. (La concurrence internationale est féroce : 37% des 800 millions de jeux sortis sur Steam n’ont aucun téléchargement), les pannes de courant et une connexion Internet instable due aux infrastructures.
La plupart des studios sont encore jeunes, de petite dimension, souvent hybrides, associant production de jeu vidéo, animation et comics, et il est très compliqué de trouver du personnel compétent et qualifié par manque de centre de formation. En France, il existe au moins 80 écoles de formation alors que sur l’ensemble du continent, on n’en dénombre environ même pas une trentaine. Le chemin est encore long.
À cela, vous ajoutez la difficulté à trouver des investisseurs, le piratage, le nom respect de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur, le casse-tête de la monétisation des jeux avec le faible revenu des utilisateurs. Le pouvoir d’achat d’un joueur vivant en Afrique ne représenterait 29,1 dollars, soit à peine 10% d’un joueur en Amérique du Nord.
Être développeur de jeu vidéo en Afrique relève d’un véritable sacerdoce.
Y a-t-il des opportunités d’expansion africaines et au-delà ? Si oui, les créateurs en ont-ils conscience et mettent-ils les moyens nécessaires selon vous ?
Oui, si l’on prend l’exemple de l’Afrique du Sud qui dispose d’un écosystème créatif numérique très performant, de centres de formation aux métiers du jeu vidéo et d’incubateur tel que le Digital Lab Africa. Ces atouts lui donnent une visibilité internationale, attirant dans ce pays des investisseurs, des éditeurs internationaux et des grands événements internationaux tels que Africa Games Week, Africa Stream Con, Game for Change Africa.
L’Afrique du Sud s’appuie également sur des structures associatives, pour promouvoir l’industrie vidéoludique, les créateurs de contenu, les développeurs, les streamers africains. Make Games South Africa et International Game Developers Association servent de point de ralliement pour ces acteurs qui peuvent y trouver un soutien et des financements. Avec un tel environnement, il est plus facile pour les studios Sud-africains d’avoir une ambition internationale et de s’exporter. D’ailleurs, le secteur de l’animation dans le pays suit la même trajectoire avec des studios qui collaborent avec Disney, Netflix ou encore Cartoon Network.
La Tunisie est un cas intéressant car ce pays avec peu de moyen a réussi autour de l’Ecole 3D Netinfo à constituer tout un écosystème très performant, avec des talents et des compétences reconnus à l’international. L’industrie du jeu vidéo en Tunisie a démarré avec Digitalmania, fondé en 2012 par Walid Sultan Midani qui va impulser et aider les jeunes tunisiens attirés par ce secteur d’activité. Aujourd’hui, le studio est mondialement connu et son succès rejaillit sur l’ensemble de l’écosystème, avec dernièrement, la sortie en 2020 de Warshmallows, son premier jeu PC, un jeu compétitif et casual qui sa été développé en Tunisie et publié à Malte à travers un partenariat.
Ce jeu marque la première apparition d’un video game tunisien et africain sur la plateforme du catalogue de Nintendo Switch à partir du 06 janvier 2022. Polysmart, qui produit le jeu Veterans Online, a réussi un record en Tunisie et en Afrique avec une levée de fonds de plus 510 000 € en 2017. Aujourd’hui, le pays compte plus de 15 studios, soutenus en cela par l’État, qui a mis en place des mécanismes de financement pour accompagner le développement du jeu vidéo, et à travers le Centre national du cinéma et de l’image (CNCI), qui a ouvert également l’incubateur “Créative Digital Lab” et le “Gaming Lab”.
L’internationalisation fait partie de l’ADN de la Tunisie, en témoigne la signature d’un partenariat entre la startup Galactech et la licorne indienne de FinTech PayTM, unique en son genre dans la région MENA, combinant les services de pointe de PayTM™ dans le M-commerce et le gaming avec les services technologiques de nouvelle génération au service des contenus digitaux de Galactech pour conquérir également l’Afrique. Une autre success-story est incarnée par le studio camerounais Noohkema Interactive qui par la qualité de ses productions vient d’annoncer son implantation en Finlande, et il est à noter que les fondateurs sont issus de 3D Netinfo.
Quels sont les manquements, les freins ou les contraintes ?
Nous les avons rapidement évoqués précédemment, mais en résumé, c’est le manque de structures de formations, les infrastructures (énergies, réseau Internet), la piraterie et l’absence de droit d’auteur, de propriété intellectuelle. Sans oublier le manque d’appui à la diffusion et à la distribution, l’accès du marché au marché international, le financement, la monétisation des œuvres et surtout la reconnaissance des États pour accompagner cette industrie en pleine croissance.
Quelle place occupe le jeu vidéo dans la digitalisation d’un pays selon vous ? Se limite-il au simple divertissement ? Va-t-il plus loin ? Si oui, où s’étend-il ?
Le jeu vidéo est porté par une jeunesse qui requestionne les modèles de développement, qui se projette dans un futur meilleur, qui s’invente un avenir. Cette jeunesse révèle le moment de mutation que vit actuellement l’Afrique, avec une appropriation des technologies numériques, des imaginaires scientifiques et de l’espace, et utilise la science-fiction comme un prolongement, un outil de son évasion, de sa créativité.
La jeunesse pense que l’Afrique doit être un espace créatif, imaginatif et arrêter de mimer, copier les autres, elle doit être elle-même, imprimer un nouveau souffle.
Même si elle apprécie les jeux venant de l’extérieur du continent, elle ne se reconnaît pas dans ces histoires, ces valeurs. Elle recherche une narration qui s’intéresse à l’Afrique, elle veut un univers africain. Le jeu vidéo devient un dispositif pédagogique car il propose d’autres imaginaires, avec des histoires ancrées dans la réalité, axées sur les problématiques sociales ou économiques, il met en valeur les grands personnages et civilisations du continent. C’est un appel à la découverte.
Nombreux sont les développeurs africains qui expliquent que leur idée initiale est d’utiliser des jeux pour stimuler l’esprit des jeunes à trouver des moyens de s’attaquer aux problèmes modernes qui affectent tous les Africains. Nous vivons dans un quotidien où la technologie et le numérique sont de plus au plus présents, aussi bien sur le plan personnel que professionnel. Et là encore, les jeux vidéo représentent une belle opportunité pour aider les utilisateurs à mieux appréhender la technologie dans toute sa complexité.
Les jeux vidéo ont ainsi toujours tiré l’innovation, ils concentrent tous les attributs du numérique (social, mobile, simulation virtuelle…) et sont donc logiquement à l’avant-garde des dernières innovations. Aujourd’hui, le jeu vidéo est souvent utilisé pour sensibiliser, accompagner à travers des parcours ludiques et pédagogiques des formations afin de simuler des situations concrètes, ce sont les “serious games”. On parle aussi de la gamification qui est la mise en place de mécanismes ludiques dans des domaines divers : les ressources humaines, le marketing, la relation client, la santé, l’industrie du voyage…
Ainsi, le jeu n’est pas une fin en soi : il a pour objectif de pousser l’utilisateur à se sentir impliqué et à adopter des objectifs stratégiques de son entreprise. C’est un nouveau levier d’engagement dans le cadre d’une transformation ou d’une mutation digitale. Les industriels s’inspirent de plus en plus des codes du secteur du jeu vidéo pour se positionner auprès d’une nouvelle cible que sont les « millenials » à travers des expériences sur mesure.
Quelle place occupe le Metaverse dans cet univers et comment peut-il contribuer à améliorer l’industrie du jeu vidéo africain ?
Le Metaverse est à la mode, amplifié par le changement de nom de Facebook en Meta et l’emballement médiatique qui s’en est suivi… Utilisé pour tout et n’importe quoi comme beaucoup de concepts tendance, il devient difficile de s’y retrouver. Pour le moment, il s’agit d’une vision de ce que pourrait être l’avenir, un monde numérique où vous pourriez mener une vie parallèle sans sortir de chez vous grâce à votre avatar.
Mais pour les technophiles, les Geeks et les géants mondiaux de la Tech, tous s’accordent à dire que la révolution est en marche, que le Metaverse est l’évolution naturelle d’Internet, poussée par la convergence de plusieurs technologies, les progrès de l’IA, les réseaux 5G, la 3D, la réalité augmentée, la réalité virtuelle, la blockchain et les NFT (jetons non fongibles) mais également parce la pandémie du Covid-19 aura digitalisé de nombreuses pratiques.
Le Metaverse est un concept bien connu dans l’industrie des jeux vidéo, les services existants tels que Fortnite, Minecraft et Roblox, comptent des milliards d’utilisateurs, et affirment que plus de la moitié de leurs clients appartiennent à la génération Z. Aux États-Unis, un enfant de moins de 13 ans sur deux passe au moins trois heures par jour sur Roblox. Pour les nouvelles générations, il est naturel de vivre et de consommer en ligne.
Parce que le jeu fournit beaucoup des expériences les plus immersives, et c’est de loin la plus grande industrie du divertissement, il est normal qu’il serve d’expérience sociale et de modèle économique pour le futur Metaverse.
Qu’en sera-t-il du Metaverse africain ? Est-ce que l’industrie du jeu vidéo en sera le moteur ?
Pour le moment, je ne le pense pas à la vue des contraintes et difficultés qu’elle connaît, mais elle en sera un des acteurs importants. Certains studios sont arrivés à constituer des communautés virtuelles qui les soutiennent et ils ne vont pas tarder à stimuler l’engagement de ses utilisateurs avec des sous-produits numériques comme les cryptomonnaies et NFT (jetons non fongibles – une catégorie d’art liée à la blockchain Ethereum, utilisés comme un actif numérique pour enregistrer la propriété unique de biens tels que des images, des vidéos, de la musique et d’autres objets de collection).
En fonction de qui créera ce Metaverse africain, se posera la question de son acceptation et de son modèle.
Je pense qu’une grande partie viendra de la jeunesse et de ses créatifs, car elle est digital native, connectée au monde, et veut raconter son Afrique, diffuser un nouveau storytelling, sortir des stéréotypes et de la représentation négative. Elle recherche une narration qui s’intéresse à l’Afrique, elle veut un univers africain. Des super-héros noirs à l’image du continent africain avec ses propres codes culturels. Alors peut-être que le Metaverse pourra être son terrain d’expérimentation, de diffusion.