Au cœur des projets phares du numérique et des grandes réformes du secteur, Serge Adjovi, le directeur de l’Agence pour le Développement Numérique, a une claire idée de la stratégie du Président Patrice Talon pour positionner le Bénin en hub technologique de la sous-région. De cette stratégie, il en découle bien évidemment des enjeux qu’il a expliqués à CIO Mag, au sortir des Assises de la Transformation digitale en Afrique tenue du 25 au 27 octobre dernier à Paris-Bercy.
CIO Mag : Quel commentaire faites-vous du changement intervenu à la tête du ministère de l’Economie numérique ?
Serge Adjovi : Je ne pense pas avoir la légitimité pour commenter le changement du ministre de l’Economie numérique et de la Communication au Bénin. Par contre, ce que je pense pouvoir dire c’est que la stratégie de l’économie numérique du Président Patrice Talon n’a pas changé. Nous sommes toujours sur la voie qui a été tracée il y a un peu plus d’un an, qui consiste à exécuter les projets phares du numérique, et à mettre le numérique au cœur de l’ensemble des projets du “Bénin révélé” qui est le programme d’action du gouvernement. Il y a, cependant, un besoin d’aller encore plus vite. Et c’est une des raisons pour lesquelles le Président de la République a décidé d’un certain nombre de changements. Au niveau des agences, il y a des changements qui ont lieu et qui sont peut-être moins médiatisés. Deux agences sont créées dans le secteur du numérique, et toutes deux rattachées à la présidence. Il y a désormais l’Agence pour le Développement du Numérique (que je dirige) et l’Agence des Services et Systèmes d’information (ASSI).
“Une nouvelle gouvernance du secteur se met en place pour accélérer la dématérialisation des processus administratifs.”
La première agence est focalisée sur tous les projets d’infrastructures de télécommunications majeurs et les grandes réformes du secteur. En particulier, les déploiements actuels et futurs de la fibre sur tout le territoire national. Et puis, nous sommes activement engagés dans la mise en œuvre d’un certain nombre de réformes majeures, en particulier dans le secteur public. Vous n’êtes pas sans savoir que le gouvernement béninois a décidé de se désengager de la gestion directe des sociétés de télécommunications.
Et l’Agence des Services et Systèmes d’Information, qui est issue de la transformation de l’ABETIC (Agence Béninoise des TIC) sera beaucoup plus impliquée dans tout ce qui est système d’information et sécurité, en particulier pour le gouvernement. Cette agence va prendre en charge la finalisation du schéma directeur des services numériques du gouvernement, mais aussi veiller à l’exécution du projet phare de mise en place d’une “Administration Intelligente”. Une nouvelle gouvernance du secteur se met en place pour accélérer la dématérialisation des processus administratifs.
Quel est le changement qu’il y a par rapport à l’agence du numérique qui existait ?
Il s’agit d’une rationalisation à travers la redéfinition des missions de l’Agence du Numérique et de l’ABETIC pour obtenir l’Agence pour le Développement du Numérique (ADN) et l’Agence des Services et Systèmes d’Information (ASSI).
Faut-il déduire que cette agence sera le DSI de l’Etat, avec un périmètre élargi aux différents projets de transformation numérique des ministères ?
C’est absolument ça. Je peux citer quelques projets en cours : le projet de création du Datacenter du gouvernement qui va compléter en matière d’infrastructure l’interconnexion des ministères que nous avons réalisée cette année ; l’e-conseil : qui vise à dématérialiser le conseil des ministres ; le E-visa que nous allons mettre en place. L’adjudication est en cours pour une exécution rapide sur deux ou trois mois. Tous ces projets sont dans l’escarcelle de l’Agence des Services et Systèmes d’Information.
Le fait de scinder l’Agence du Développement du numérique en deux n’affaiblit-t-il pas votre périmètre d’action ?
La refonte de la gouvernance du secteur du numérique est une des reformes que nous avions annoncée déjà en 2016, dans notre Déclaration de Politique Sectorielle. Les structures mises en place tiennent compte des besoins, du moment et des hommes. Ce dont nous avons besoin ce sont des structures qui sont dans l’exécution et qui permettent d’aller vite pour livrer les projets et délivrer les résultats au gouvernement et aux populations. C’est-à-dire, à la fois, « numériser » le gouvernement, mais aussi générer une adoption rapide de l’ensemble des projets au niveau du pays. Donc l’idée, c’est d’avoir deux agences qui fonctionnent en parallèle, qui avancent vite et qui naturellement travaillent ensemble. Juste un exemple : au ministère l’Enseignement secondaire, l’ADN veillera à ce qu’il y ait de la connectivité disponible pour les établissements scolaires, et l’ASSI s’assurera de la gestion des données et des applications pertinentes à ce secteur.
“Nous allons commencer avant la fin d’année un autre projet de fibre optique qui va connecter le reste des 10 communes qui sont le long de la frontière.”
L’ensemble des projets du PAG sont directement supervisés par la présidence, dans la mesure où beaucoup de projets en particulier dans le cadre du numérique sont des projets transversaux par rapport au gouvernement. Donc, ces deux agences sont rattachées à la présidence.
Quelle relation l’ADN entretient-elle avec le ministère de l’Economie numérique ?
Le Ministère en charge de l’Economie Numérique est pleinement impliqué, que ce soit pour les reformes ou la supervision des projets. Les décisions en conseil des ministres sont portées par la ministre de l’Economie numérique. Pour l’ensemble des projets, le ministère a la responsabilité de supervision et d’évaluation en termes de l’impact prévu ainsi que sur les populations. A ce titre-là, nous travaillons étroitement avec le ministère.
Quel est alors le projet phare que vous allez exécuter en 2018 ?
Il y a plusieurs projets phares qui sont déjà déclenchés et en cours dont il faut tenir compte. Il y a des projets de grande envergure comme le déploiement de deux mille kilomètres de fibre optique, qui est un projet que nous avons commencé en décembre 2016 et qui va se terminer en mars 2018. Nous avons réhabilité le lien entre le Sud – Cotonou, j’allais dire – et le Nord pour fournir de la bande passante vers le Burkina Faso, vers le Niger. Nous allons aussi dans ce processus raccorder à très haut débit 67 des communes du Bénin. Nous allons commencer avant la fin d’année un autre projet de fibre optique qui va connecter le reste des 10 communes qui sont le long de la frontière avec le Togo, à la frontière ouest du Bénin. Il y a un aussi plusieurs projets en cours et qui se termineront en 2018 :
- la dématérialisation du conseil des ministres,
- la mise en place d’une plateforme de payement électronique qui va permettre d’adresser le besoin de sécurisation des transactions et créer l’interopérabilité au bénéfice des grands facturiers, et permettre aussi de déployer la stratégie de E-commerce prévue au Bénin,
- le projet de E-identité, dont le Recensement initial a vocation d’identification de la population (RAVIP) commence le 1er novembre 2017 : le RAVIP est une identification biométrique dont l’objectif immédiat est de donner un numéro personnel d’identification à chaque Béninois et à chaque étranger résidant au Bénin. Et cela va déboucher en 2018 sur des cartes d’identité électroniques complètement alignées sur le format CEDEAO. Cette carte personnelle sera multifonction et va intégrer des services tels que le permis de conduire, la carte de CNSS, la carte d’étudiant. Ce sera une carte hautement sécurisée et qui va permettre une identification formelle de chaque individu et ainsi simplifier toutes les démarches administratives du citoyen.
“Les opérateurs mobiles mais aussi les fournisseurs d’accès internet vont pouvoir, s’ils le souhaitent, investir non pas seulement dans la boucle locale mais aussi dans des projets d’infrastructure de transport en fibre optique, ou en 4G.”
Le Bénin est-il le premier pays de l’Afrique de l’Ouest à réaliser ce projet !
Je pense qu’il y a plusieurs projets dans la sous-région, plus ou moins avancés. J’avoue que je ne sais pas si nous sommes en avance sur d’autres ou au même pas. Ce qui est sûr, c’est que la volonté de faire une identification biométrique de l’ensemble de la population pour connaître la population et ainsi mettre cet outil numérique au centre du développement à la fois au niveau national mais aussi au niveau des communes est extrêmement forte. Ce RAVIP qui va constituer la base de données initiale va être prolongé après les 6 mois de collecte des données à travers un enregistrement continu de l’ensemble de la population depuis l’enfant qui nait jusqu’au dernier étranger qui s’installe au Bénin. C’est la première étape qui va nous permettre de constituer une base de données. Nous espérons un recensement de 90% de la population et qui va ensuite être complété, modifié, utilisé à partir du mois de mai 2018 pour différentes applications. C’est la pierre de base pour un e-Etat civil.
Tous ces projets nécessitent des investissements très importants. A quel montant sont-ils évalués ?
Il y a un peu plus d’un an, le montant des projets du “Bénin révélé” a été chiffré à 9 mille milliards de francs CFA. Les projets du numérique représentent 600 milliards de francs CFA. Une partie du financement sera couverte par le budget national, une autre proviendra des bailleurs de fonds, et une troisième partie sera financée par le secteur privé.
“La société LiberCom sera liquidée”
Je vais donner un exemple de ce que nous allons faire avec les privés. Nous avons modifié le cadre législatif et réglementaire en ce qui concerne le numérique en mettant en place un Code du numérique. Ça, c’est une première dans la sous-région. Ce code facilite par exemple l’investissement des opérateurs de télécommunication privés dans les infrastructures. Donc, les opérateurs mobiles mais aussi les fournisseurs d’accès internet vont pouvoir, s’ils le souhaitent, investir non pas seulement dans la boucle locale mais aussi dans des projets d’infrastructure de transport en fibre optique, ou en 4G. Nous avons pris en compte que le déploiement qui a été fait et financé par l’Etat serait complété par des développements réalisés par des prestataires privés, sous contrôle du régulateur.
Il y a donc de beaux projets en perspective ! Concernant Bénin Télécom, il y a une scission entre Bénin Télécom et Bénin Télécom services. Est-ce que vous entrevoyez l’arrivée de grands opérateurs pour dynamiser le secteur ?
C’est un point extrêmement important. Lorsque nous avons défini les projets phares du gouvernement en matière de numérique, nous nous sommes aperçus très rapidement – et c’est d’ailleurs dans la déclaration de politique sectorielle qui a été validée fin 2016 – que pour réaliser ces projets, il fallait absolument faire un certain nombre de réformes structurelles et institutionnelles. Une de ces réformes, c’est certainement l’avènement du code du numérique qui sera promulgué dans les semaines qui viennent. Une autre de ces réformes, c’est le retrait des pouvoirs publics de la gestion directe des entités d’Etat. Bénin Télécom Infrastructure (BTI) et Bénin Télécom Services (BTS) sont deux sociétés qui existent déjà, qui ont été créées par la scission de Bénin Télécom S.A en 2014. Ce que le conseil des ministres a décidé, c’est déjà de se retirer complètement de la partie mobile ; donc la société LiberCom sera liquidée ; de privatiser Bénin Télécom Services et de restructurer BTI, de manière à la faire gérer par une société privée. Le mécanisme est donc connu. Nous sommes en train de le mettre en œuvre. Nous avons besoin de quelques mois pour le mettre en place et naturellement nous sommes ouverts aux discussions avec tous ceux qui sont intéressés à participer à cette nouvelle aventure.
En termes de mutualisation, comment comptez-vous optimiser vos projets ?
Il y a deux commentaires que je voulais faire. Aujourd’hui, il y a une très forte dynamique en termes de réalisation et d’exécution sur les projets ; en particulier dans le domaine du numérique au Bénin. C’est vrai qu’il n’y a pas de baguette magique pour déterminer la gouvernance idéale. Mais je crois que nous innovons en la matière. Le mode de fonctionnement adapté, c’est d’essayer de trouver les meilleurs compromis, et si cela s’avérait ne pas être adéquat, nous saurons les faire évoluer dans le temps. La flexibilité et l’agilité vaut aussi en matière de structure de gouvernance numérique.
L’autre point, c’est que le Bénin n’a pas l’intention d’être un pays fort du numérique, un pays qui compte sur la planète du numérique sans qu’il y ait des interactions avec ses voisins, en particulier les pays de la sous-région. L’événement auquel nous avons assistés, les ATDA (ndlr : Assises de la Transformation digitale en Afrique) est important pour qu’il y ait ces discussions, ces échanges, et finalement le rapprochement avec les pays voisins à travers l’expérience, à travers l’exécution de projets structurants dans le numérique. Le Bénin ne sera pas tout seul à faire son e-identité et développer seul son numérique. Il faut le faire avec les pays de la sous-région et au-delà.