De 2015 à 2020, les pays d’Afrique subsaharienne se sont engagés dans un processus de passage à la télévision numérique. Certains avec succès, comme le Cap-Vert, mais la majorité n’ont pas encore réussi cette transition. Les enjeux économiques et culturels sont importants, les obstacles à franchir aussi. Les mutations du paysage audiovisuel du continent sont donc l’objet de toutes les attentions.
Par Jean-Bernard Gramunt, Administrateur civil (France) et ingénieur télécoms*
L’évolution de l’analogique au numérique est une tendance de fond, qui impacte l’ensemble des technologies de la société de l’information. Elle s’est achevée dans le secteur des télécommunications, de la musique, de la photographie et de l’image. Elle est en cours dans celui de la télévision et de la radio, notamment en Afrique subsaharienne. Mais, dans ces domaines, elle piétine, tout comme dans d’autres pays comme l’Inde ou l’Indonésie, par exemple.
Le fantastique essor de la téléphonie mobile et celui d’Internet illustre cette évolution vers le numérique. Il permet une mobilité des individus dans un monde connecté. Les pays les moins équipés en téléphonie fixe, comme c’est le cas de l’Afrique, effectuent un saut de génération en développant téléphonie et Internet mobile. Dans ces pays, le spectre hertzien devient alors une ressource recherchée, rare et coûteuse, d’autant plus que tous les nouveaux services ont vocation à utiliser les mêmes bandes de fréquences. Les bandes UHF (Ultra hautes fréquences – 470-862 MHz), dites « en or », ont une meilleure couverture, à puissance égale, et une meilleure pénétration dans les bâtiments (indoor) que les autres bandes de fréquences.
Quelles fréquences pour la 5G ?
Les premiers réseaux 5G sont opérationnels et vont bouleverser le marché des télécommunications et du numérique. Mais, en Afrique, cette mutation technologique riche d’opportunités économiques pourrait prendre un sérieux retard du fait de l’absence de fréquences télécoms. De nombreux opérateurs télécoms font pression sur les gouvernements africains pour acquérir de nouvelles ressources télécoms, indispensables à leurs activités. Certains envisagent d’arrêter les réseaux 2G pour en récupérer les fréquences. Mais, ce n’est qu’un pis-aller pour accélérer la libération des fréquences de la télévision analogiques : le fameux dividende numérique, lié à l’extinction de la télévision analogique, et son remplacement par la télévision numérique terrestre (TNT).
Ces nouveaux services mobiles, qui contribueront au développement économique, à l’aménagement du territoire, à la cohésion sociale, aux services publics… dépendent du passage à la TNT. Par ailleurs, ces fréquences ont une valeur pour les opérateurs, qui développent ces services. Et ils sont prêts à les payer. Les États, qui les autorisent et attribuent les fréquences, bénéficient du double « dividende numérique”. A savoir : une meilleure qualité de l’image et du son, une libération de fréquences, plus de chaînes, de nouveaux services mobiles et des ressources fiscales supplémentaires.
Risque de saturation
L’Afrique est le continent où le numérique se développe le plus vite. Une floraison de start-up accompagne cette mutation, avec des produits et des applications de niveau international. Certains acteurs africains ont atteint une dimension significative. Le numérique tire les économies du continent, contribuant à assurer des ressources financières aux États. On estime que 10 % d’utilisateurs des mobiles en plus génèrent 0,7 % de PIB. Le numérique aide également à réintégrer l’économie informelle dans les circuits financiers.
La baisse continue du prix des mobiles et l’appétence de la jeunesse et de la classe moyenne pour les applications numériques illustrent le dynamisme du marché africain. C’est d’ailleurs le continent où le e-banking est le plus développé. Toutefois, ce marché risque la saturation. En effet, les réseaux fixes y étant peu développés, il ne peut se passer de l’hertzien. Seul, le passage à la télévision numérique peut dégager les ressources en fréquences nécessaires. Le déploiement de la TNT est stratégique pour accélérer davantage la croissance du numérique et de l’économie africaine.
Observatoire de l’audiovisuel et du numérique
Il n’existe pas de données fiables sur le paysage audiovisuel africain. Et en particulier sur le nombre de téléviseurs réellement utilisés, la typologie du parc (qui est un facteur déterminant pour l’utilisation d’un décodeur TNT sur une prise Peritel, scart ou hdmi) ou sur l’audience (indispensable pour l’impact publicitaire). En conséquence, une des premières actions déterminantes est de se doter d’un observatoire de l’audiovisuel et du numérique. Il est indispensable pour donner une visibilité aux investisseurs, en particulier pour la transition vers la TNT. Et pour favoriser la professionnalisation du marché publicitaire, qui finance la télévision gratuite, en publiant des données fiables pour les annonceurs.
Le nombre de chaînes par pays est variable. Beaucoup n’offrent pas un service continu et n’ont pas forcément de licences de diffusion. Le passage au numérique, par l’obligation d’être présent sur un multiplex, va aider à la régularisation du secteur, voire à sa concentration.
La période de croissance économique continue que connaît l’Afrique a permis l’émergence d’une importante classe moyenne. Elle accède aux loisirs télévisuels, souvent par des services satellitaires ou par des services de télévision payants, plus ou moins légaux – des acteurs locaux développent des services de câble ou hertziens (le MMDS/Microwave Multipoint Distribution System) – reprenant, sans les droits, des chaînes récupérées sur les services satellitaires.
La part de la télévision gratuite, financée par la publicité ou la redevance, portée par les acteurs historiques, en premier lieu les monopoles publics, a diminué au profit des acteurs de la télévision payante. Par exemple, le groupe sud-africain Multichoice pour les pays anglophones et Canal+ pour les pays francophones. Un des enjeux de la TNT est la relance de la télévision gratuite, en diminuant les coûts de diffusion (dans un rapport 3 à 8, selon les cas).
Investisseurs internationaux
Profitant du retard pris dans le passage à la TNT et de l’appétence des consommateurs, des nouveaux entrants – comme le chinois StarTimes – ont développé des services de TNT payants packagés (réseaux de distribution, décodeurs, contenus). La société chinoise propose aux États de généraliser la TNT selon la même méthode. Bien que le coût proposé soit prohibitif et la qualité pas assurée, certains décideurs se sont laissés tenter, attirés par la promesse d’un financement qui semblait indolore, via la banque publique chinoise Eximbank. Au final, le réseau leur revient trois fois plus cher qu’avec un appel d’offre traditionnel. Certains raccourcis coûtent cher… Les autorités, qui avaient initialisé le processus avec StarTimes, sont de plus en plus nombreuses à faire machine arrière, lorsqu’elles s’aperçoivent des conséquences, sur leur souveraineté, du modèle économique proposé par l’opérateur chinois.
La période est marquée par l’émergence de chaînes panafricaines et par une explosion de la production de contenus locaux (symbolisée par les productions de Nollywood — le Hollywood du Nigéria — dont les versions francophones sont un succès en Afrique de l’Ouest). L’Afrique attire des investisseurs internationaux, comme les chaînes, portés par des acteurs majeurs non africains (Canal + Afrique par exemple).
Dans ce contexte mouvant, la TNT est une opportunité historique, peut-être la dernière, pour les États, de remodeler le paysage audiovisuel en faisant évoluer les chaînes publiques. En séparant production / diffusion, en réattribuant des licences de diffusion et en redéfinissant leurs règles (quotas de productions locales, protection des téléspectateurs, pluralité de l’information…). Un des enjeux est la maîtrise du processus de déploiement technique et réglementaire de la TNT, ainsi que la création d’un secteur de production national, pour générer des emplois et des richesses tant culturelles qu’économiques. Sinon, les satellites et l’OTT vont modeler le paysage audiovisuel africain.
Accélérer le passage à la TNT
Le coût de la transition est significatif. Selon la taille du pays, il faut compter de 15 à 80 millions d’euros pour le réseau de diffusion et d’acheminement du signal, auquel il faut rajouter le coût des décodeurs (15 à 30 euros de coût unitaire), qui dépend du parc de téléviseurs et de leur subvention éventuelle par l’État. Cet investissement, qui permet de libérer de nouvelles fréquences, peut être couvert par les bénéfices du dividende numérique.
La réussite de cette mutation de la télévision repose sur plusieurs facteurs : l’adoption par le législateur d’une feuille de route pertinente, la mobilisation des organismes publics, des chaînes de télévision publiques et privées et des industriels. Elle nécessite des choix relatifs à l’évolution du cadre réglementaire, à la diversité de l’information et des œuvres audiovisuelles produites et diffusées, avec l’implication de l’ensemble des acteurs et l’information du public.
Il s’agit d’un changement important sur le plan technologique, mais également social et économique. Cette transition est considérée comme un dossier politique dans tous les pays. Il en va de la maîtrise de leur paysage audiovisuel national et, au final, de leur souveraineté. En effet, si la plate-forme terrestre de télévision n’est pas développée à temps, c’est la plate-forme satellitaire qui l’emportera, le satellite étant déjà le mode dominant de pénétration du marché africain par les chaînes étrangères. Les États n’y ont aucune influence et ils perdront une partie de la valeur créée par le développement des services audiovisuels.
Suite à la crise du Covid-19, la demande de nouveaux services numériques s’est accentuée pour accompagner le développement économique et humain de l’Afrique. C’est ce qui va pousser les autorités à remettre le dossier de la TNT sur la table. D’autant plus qu’un réseau TNT ne sert pas qu’à faire de la télévision. Il peut être utilisé pour transmettre des données à destination de tout le territoire (à 22 Mbit/s, une vitesse que les réseaux télécoms n’offriront pas, sur l’ensemble d’un pays, avant dix ou vingt ans), ce qui permet la généralisation des applications de e-gouvernement, de e-santé ou de l’ensemble des cours du programme scolaire (les Mooc, cours en ligne ouvert aux masses), y compris la formation professionnelle.
La mise en place d’un réseau de TNT est donc une opportunité pour les gouvernements africains. C’est l’occasion d’accélérer le développement économique, social et culturel. En produisant leurs propres images, les Africains constituent un patrimoine numérique et prennent, au final, une place importante dans le marché mondial du numérique.
* Jean-Bernard Gramunt, administrateur civil (France) et ingénieur Télécom, a commencé sa carrière à France Télécom (aujourd’hui Orange) et l’a poursuivi à La Poste et à la Direction générale des entreprises (Ministère de l’Economie et des Finances). Aujourd’hui, il est Délégué général de Franco-Fil à l’hôtel de l’industrie et à créé une start-up, Medprym.
Expert en numérique et en relations internationales, il a participé au déploiement de la TNT dans plusieurs pays. Il a organisé des réunions ministérielles sur ce sujet, à Paris, avec une vingtaine de ministres africains.