Par le Dr. Youssef Travaly, Vice-président du Next Einstein Forum
Le cyber-colonialisme est un sujet très controversé. D’aucuns disent qu’en parler dans un langage moins provocateur serait bénéfique à la réflexion tandis que d’autres soulignent, qu’un débat contradictoire sur la question doit effectivement avoir lieu. Quoiqu’il en soit … que signifie le cyber-colonialisme pour l’Afrique et que pouvons-nous concrètement faire pour engager le continent sur le chemin de la cyber-indépendance ?
A l’aube de la Quatrième Révolution Industrielle (4RI), le pouvoir transformateur des technologies numériques se fait de plus en plus ressentir, modifiant notre mode de fonctionnement et d’interaction au sein de nos sociétés. Le rôle central que le numérique à joué en ces temps de pandémie en est la preuve. Il est par ailleurs évident que les effets que cette digitalisation accélérée de l’économie formelle et informelle que nous vivons va perdurer au-delà de la pandémie nous amenant déjà à repenser notre modèle de société.
La quatrième révolution se caractérise notamment par l’usage concomitant de sources énergétiques durables et de technologies numériques, toutes deux transversales à divers secteurs économiques. Cette transversalité de la 4RI la rend ainsi indispensable à la croissance économique de l’Afrique. En témoigne, à titre d’illustration, l’économie basée sur les moyens de paiement « mobile » qui a contribué à hauteur de 8,6% au PIB de l’Afrique (144 milliards de dollars américains) en 2018 et 14 milliards de dollars de recettes fiscales en 2017. Ces paiements « mobile » ont par ailleurs joué un rôle central et déterminant dans les mesures de distanciation sociale et les mesures barrières en matière de prévention du COVID-19.
Dans le domaine de l’agriculture, la technologie numérique offre des opportunités considérables pour améliorer le bien-être des populations en jouant un rôle central dans le développement durable du secteur. La santé est un autre domaine à fort potentiel de transformation numérique. En effet, la majorité des pays africains se caractérisent par des systèmes de santé sous-financés et inadéquats, situation difficile encore accentuée par des lacunes infrastructurelles considérables. Les chaînes d’approvisionnement et les secteurs de la logistique sont également les grands bénéficiaires du digital, surtout en matière de pistage de cargaisons, de facilitation du commerce inter-états et d’inclusion sociale. La prolifération des technologies numériques a également donné naissance à de nouvelles économies telles que la « gig economy », synonyme de grandes sociétés américaines comme Uber et Airbnb dont l’impact s’est étendue à divers autres pays du monde.
Bras de fer entre les États-Unis et la Chine
Cependant, nombre de risques sont associés au déploiement massif des nouvelles technologies en particulier celui de la cyber-colonisation du continent. En effet, les technologies digitales, telles que l’Intelligence Artificielle qui sous-tendent la 4RI, s’appuient sur des algorithmes basés sur les données, celles-ci parfois biaisées car fonction de l’échantillonnage de population utilisé pour leurs développements. Il est par conséquent primordial d’analyser cette numérisation rapide des économies africaines, sous l’angle de son processus, des valeurs et des motivations sous-jacentes. A défaut, cela peut mener à l’avènement du cyber-colonialisme, déjà fortement contesté par nombre d’individus et d’organisations dans les pays développés.
Il est évident que la course à l’IA est fortement dominée par les États-Unis et la Chine. En Afrique, les États-Unis dominent au niveau de l’architecture de l’écosystème numérique tandis que la Chine est en tête sur le plan des infrastructures au travers de la fourniture de téléphones mobiles bon marché via des sociétés chinoises telles que Huawei et ZTE. Par ailleurs, la plupart des technologies d’IA sont développées sur des marchés plus riches en raison des coûts prohibitifs et des compétences spécialisées requises pour les construire, même là où elles sont destinées à être utilisées dans les pays en développement. Le discours géopolitique de la cyber-colonisation semble donc être principalement axé sur le bras de fer entre les États-Unis et la Chine, et ce au détriment des consommateurs, notamment africains, laissés-pour-compte lors de la conception des produits. Néanmoins, malgré ces risques d’exploitation pour l’Afrique, l’IA a un rôle important à jouer dans la transformation technologique et donc économique de l’Afrique.
Les pays africains sont donc à la croisée de chemins critiques où les décisions et les investissements détermineront aujourd’hui si l’Afrique devient cyber-colonisée ou s’ils peuvent prétendre à l’exploitation de l’IA pour accélérer leurs développements. Quelles sont nos recommandations ?
Souveraineté numérique
Si l’Afrique veut atténuer les effets de la cyber-colonisation, des investissements substantiels doivent être faits pour assurer la décentralisation d’Internet et plaider pour des logiciels libres et ouverts créés par des Africains. En outre, comme le souligne à juste titre le sociologue Michael Kwet, « si l’Afrique veut atteindre à une quelconque forme d’indépendance numérique, nous devons plutôt enseigner à nos enfants comment «Google», l’Internet fonctionne, ce qui se cache derrière, plutôt que de se limiter à l’utilisation pure et simple de ses produits. »
Les principaux domaines de contestation en Afrique sont l’extraction des données personnelles, l’ensemble de l’architecture numérique, les populations non connectées et plus largement les lois commerciales internationales qui favorisent les États occidentaux et la Chine. Les menaces de cyber-colonisation existent aux niveaux étatique, sociétal et individuel et comprennent des menaces à la souveraineté des nations, aux libertés individuelles et à la vie privée.
Sur le plan réglementaire, les États doivent être proactifs en élaborant une législation qui protège les droits fondamentaux de leurs citoyens tout en promouvant l’innovation, la recherche et le développement. L’accès sans entraves aux populations et aux discours politiques (principalement via les plateformes de médias sociaux) ouvre la porte à une ingérence politique pour des gains géopolitiques par des parties externes grâce à un profilage psychologique rendu possible par le Big Data et l’IA. Le scandale de Cambridge Analytica et l’utilisation de l’Afrique comme terrain d’essai pour l’ingérence politique sont une indication de la vulnérabilité des pays en développement, sans les infrastructures et les connaissances nécessaires pour bloquer de telles intrusions.
Cette souveraineté numérique ne peut être atteinte qu’en reconnaissant le caractère interdisciplinaire des technologies de l’IA et en proposant des interventions sur le front socio-économique, politique et technologique. Une infrastructure de base et spécifique à l’économie est une condition préalable, ancrée sur un environnement politique et réglementaire solide, établissant de nouvelles formes de partenariats et fournissant un financement adéquat pour la recherche et le développement et chacune de ces interventions pour être mise en œuvre avec succès. Le développement du capital humain est une intervention clé pour habiliter les jeunes esprits africains à construire des solutions qui servent leurs communautés et les marchés mondiaux – faites par eux pour eux.
Les ressources économiques et démographiques de l’Afrique la placent finalement à l’épicentre des futures cyber-guerres entre les superpuissances numériques du monde. Le continent n’est pas impuissant. Grâce à des efforts stratégiques et concertés, au renforcement des capacités à travers les infrastructures, les politiques et les compétences, en empruntant aux meilleures pratiques d’autres marchés émergents, l’Afrique peut être un moteur de l’IA.
Paru dans CIO Mag N°64 Mai-Juin 2020 en téléchargement gratuit