A l’occasion de la Journée mondiale de la femme, le mardi 8 mars 2017, CIO MAG a décidé de mettre à l’honneur les femmes de l’écosystème numérique africain. Ministres en charge de l’économie numérique, dirigeantes de grandes entreprises et entrepreneuses innovantes.
En tête des priorités de la présidente Saloua cette année : la mise en œuvre de la Stratégie Maroc Digital 2020. Un chantier ambitieux pour une femme passionnée des technologies de l’information, chantre de la vie associative et mère attentionnée. Décryptage d’une vie partagée en trois.
(CIO Mag) – Hôtel King Fahd Palace, la pointe des Almadies, à Dakar, mardi 21 février 2017. Saloua Karkri-Belkziz participe au Salon international des professionnels de l’économie numérique (Sipen) qui dure deux jours. Jeudi 23 février, elle s’envole pour la Côte d’Ivoire, et prend ses quartiers au Sofitel Abidjan hôtel Ivoire. Au programme de cette mission préparatoire à la visite officielle de sa Majesté le Roi Mohammed VI : une réunion du Groupe d’impulsion économique Maroc-Côte d’Ivoire (Giemci) ; la visite de quelques bâtiments pour choisir celui qui abritera le futur Technocentre d’Abidjan (une réplique du Technopark Casablanca) ; ainsi que la signature d’accords et de mémorandums sous l’égide du Souverain et du Président Ouattara.
L’agenda de Mme Belkziz s’annonce plus que chargé. Malgré cela, la présidente de la Fédération marocaine des technologies de l’information, des télécommunications et de l’offshoring (Apebi) et PDG de GFI Maroc accepte de nous accorder un entretien. Dans la matinée du vendredi 24 février, il est 9 heures passées de quelques minutes quand nous prenons place dans l’un des restaurants du Sofitel. Entre viennoiseries et café, nous évoquons le leadership de la gente féminine dans l’essor d’un écosystème numérique viable en Afrique. Calmement, la présidente de l’Apebi fait observer que l’absence des femmes dans les hautes sphères de décisions économiques se constate malheureusement dans l’ensemble des secteurs d’activité, pas seulement dans le numérique. En cause ? Des facteurs sociologiques.
« C’est une question d’éducation et d’orientation. Parce que dès le départ, les femmes sont orientées vers les professions libérales : pharmacie, architecture, etc. Pourquoi ? Parce que ce sont des professions qui lui permettent d’être libre de son temps », dit la présidente, qui s’offusque d’ailleurs du fait que les femmes n’arrivent toujours pas à concilier vie familiale et vie professionnelle. Alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses à poursuivre des études supérieures.
« C’est l’environnement dans leur pays qui ne l’encourage pas. Parce que le rôle de la femme dans sa famille sera toujours le même. Il ne peut changer à cause de son emploi. Par contre, l’environnement on peut le changer », argumente Saloua Karkri-Belkziz, avant d’égrener un chapelet de mesures et de stratégies à mettre en œuvre au niveau des Etats pour faire augmenter le taux d’activité des femmes.
Crèches scolaires publiques abordables, transport public amélioré, incitations fiscales, services d’aides à la personne… Tout y passe. En ligne de mire ? « L’équité. » C’est-à-dire « donner les mêmes chances à l’homme et à la femme ».
Et Mme Belkziz d’ajouter : « Au Maroc, nous avons eu une stratégie industrielle, une stratégie pour la poste, pour l’agriculture. Mais pourquoi ne pas faire une stratégie sur la participation économique de la femme au développement du pays. La femme étant instruite au même titre que l’homme, elle a une capacité de production qui manque au pays. Plusieurs études ont montré que lorsque la femme travaille, elle fait augmenter le PIB. »
« Le numérique devrait intéresser les femmes »
De son point de vue donc, « les pays africains sont perdants » dans la course au développement, parce qu’ils n’utilisent pas tout leur potentiel. « C’est comme un pays qui va en guerre avec la moitié de son armée. »
Pourtant le monde a évolué. « Grâce aux technologies de l’information, la femme peut s’organiser comme elle veut; elle peut travailler à distance ; c’est quelque chose d’important », assure la présidente, qui poursuit en ces termes : « Nous sommes dans une époque où les filles devraient s’orienter vers les technologies de l’information. Que ce soit en tant qu’utilisatrices qu’en tant que métier. Ce secteur devrait intéresser les femmes aussi parce qu’il ne demande pas un capital important pour démarrer une activité. Deuxièmement, pour une femme, le fait d’entreprendre va lui donner plus de capacité et plus d’autonomie à gérer son temps. »
Première femme à lancer une entreprise de services informatiques au Maroc, Saloua Karkri-Belkziz veut se servir de son expérience pour encourager la femme africaine à s’intéresser aux TIC. Depuis la création de Professional Systems en 1987 jusqu’à sa nomination au poste de PDG de GFI Maroc en 2013, (puis de GFI Afrique en 2018), son parcours force le respect.
« A l’époque, la tendance était que l’entreprise achetait du matériel informatique et développait ses applications. Nous étions deux sociétés à vendre des progiciels. Je les prenais en France et les vendais aux PME marocaines. J’ai commencé avec un capital de 5000 euros (environ 3,3 millions FCFA, Ndlr). Je ne peux pas dire que c’était facile », raconte l’informaticienne, dont le profil et la start-up aiguiseront au bout de quelques années d’exercices, l’appétit d’une multinationale.
« Il n’y avait presque jamais de femmes »
Acteur européen de référence des services informatiques à valeur ajoutée et des logiciels, le Groupe GFI informatique entre dans le capital de Professional Systems en 1999. « Ça a été une fierté parce que je ne m’y attendais pas du tout. Il y avait des entreprises beaucoup plus grandes. » En 2003, Professional Systems devient Gfi Informatique Maroc. Dix années après, Saloua Karkri-Belkziz est nommée PDG. A la tête de l’Apebi depuis janvier 2015, elle dirige une entreprise qui compte « à peu près 300 personnes, dont 35% sont des filles ». Un pourcentage de femmes qui signifie, selon elle, que la donne a changé, mais pas tant que ça.
Parlant de ses employés, elle a observé un changement de comportement chez les femmes avant et après le mariage. « Avant le mariage, elles travaillent à fond. Juste après le mariage, pour elles, il y a une autre responsabilité plus importante », constate tristement la PDG. D’où l’équilibre à trouver entre vie familiale et vie professionnelle, et l’idée, parmi tant d’autres, de créer l’Association des femmes du Maroc (Afem), en 2000.
Saloua Karkri-Belkziz : « Il y avait trois objectifs. Le Maroc qui vivait l’arrivée du nouveau roi était en train de lancer un certain nombre de réformes économiques, et je ne voyais pas de femmes participer à ces réformes. La deuxième raison, il n’y avait presque jamais de femmes au niveau de l’économie, dans les délégations internationales qu’on recevait au Maroc ou qui y partaient. La troisième raison, je voyais autour de moi que la plupart des femmes qui avaient réussi ne s’étaient jamais mariées ou avaient divorcé. Ce qui n’est pas normal. » Puis d’ajouter : « Il fallait donc qu’on montre aux jeunes filles qu’elles peuvent rallier les deux. Et ça, ça peut encourager les filles à se lancer dans l’entrepreneuriat. »
A sa création, l’Afem comptait une dizaine de femmes. Aujourd’hui 24 février 2017, cette association enregistre plus de 400 membres actifs dans différents secteurs.
« Je me suis battue pour avoir le fonds Ilaiki (à toi) après des années de lobbying (…) 80% des projets passaient par les femmes. Nous avons aidé des femmes à créer leurs entreprises (…) Il y a même une qui est ministre dans le gouvernement actuel (…) L’Afem leur a été un incubateur extraordinaire. C’est une association qui a marqué le paysage économique du pays et qui a contribué à la création d’entreprises et d’emplois dans différents secteurs, y compris le numérique. »
Toute une fierté pour Mme Karkri-Belkziz décorée en 2004 par le royaume chérifien en reconnaissance des efforts abattus dans le cadre de l’Afem.
Une vie partagée en trois
A la question de savoir comment elle s’organise pour conduire sa vie professionnelle, familiale et associative, elle répond : « Je vois la vie partagée en trois. Je ne m’imagine pas vivre sans l’association. Dans la vie associative, on donne gratuitement, on reçoit énormément. C’est là aussi que le leadership se forme. En entreprise les salariés sont obligés de travailler, mais pas en association. Du coup, on apprend énormément de choses sur le plan personnel. » Elle précise enfin que « ce n’est pas le temps matériel qui est important pour s’occuper des enfants mais la qualité du temps » qui leur est accordé. Selon elle, il s’agit de passer des moments de qualité avec les enfants : prendre le petit déjeuner avec eux tous les matins ; dîner ensemble avant d’aller honorer des rendez-vous professionnels. « Donc, une heure ou trois quarts d’heure le matin, une heure le soir. Mais ce sont des moments de qualité, mieux qu’une femme qui passe toute la journée avec eux, et qui en fait n’est pas épanouie. »
Cela dit, elle reconnaît qu’il faut avoir la chance d’être mariée à un homme qui comprend, soutient et participe : « Dans notre domaine, quand on entreprend, on est souvent amené à voyager. J’ai quitté (le Maroc) lundi ; aujourd’hui (vendredi, Ndlr), ça va faire à peu près une semaine. C’est sûr qu’une femme qui tombe sur un mari jaloux sera obligée de choisir entre sa carrière professionnelle et sa vie familiale. » Or pour l’informaticienne, il est clair qu’une femme ne peut pas être heureuse si elle a à choisir. « Pour moi, déclare la PDG, une femme épanouie c’est celle qui arrive à concilier les deux. Etre heureuse chez elle et épanouie au travail. »
Stratégie Maroc Digital 2020
Saloua Karkri-Belkziz est mère de trois enfants. Le premier est ingénieur, le deuxième en 5ème année de médecine, le troisième vient d’intégrer une école polytechnique. Plus qu’une satisfaction, sa famille représente pour elle une source d’inspiration. Ce dont elle aura besoin pour relever de nouveaux challenges. Entre autres, la mise en œuvre de la Stratégie Maroc digital 2020. Celle qui vise à faire des TIC un vecteur de développement et de progrès économique et social, en positionnant le Maroc en hub technologique régional et leader africain dans le domaine.
Digitalisation de l’administration publique, informatisation des entreprises et poursuite de la connexion des citoyens… Un vaste chantier sur lequel la présidente de l’Apebi fonde beaucoup d’espoir. « Cette stratégie, explique-t-elle, a été bien pensée par le ministère (de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Economie numérique, NDLR), en partenariat avec notre fédération ; tous les ingrédients y sont, y compris les textes de loi sur la mise en place de l’Agence du développement numérique au Maroc (…) Malheureusement, cinq mois après, ça reste sur du papier. »
Pour la PDG de GFI Maroc, la Stratégie Maroc digital 2020 doit être au cœur de la politique de développement du nouveau gouvernement. « J’espère que l’économie numérique aura un intérêt particulier dans l’action gouvernementale. Parce que le développement de l’économie numérique va permettre de développer les autres secteurs d’activité, améliorer les services aux citoyens et atténuer la corruption. » Visiblement déterminée, elle continue : « Nous sommes dans un monde qui change ; il faut anticiper ; nous devrions même avoir une vision à l’échelle continentale. »
Dès lors, on comprend pourquoi la création du technocentre d’Abidjan figure parmi les axes stratégiques de l’Apebi. Aux dires de la présidente, cette infrastructure se veut un espace d’incubation pour les start-up technologiques ivoiriennes. Autre objectif : offrir aux start-up marocaines qui ont des partenaires ivoiriens, un environnement propice au développement de leurs affaires. A l’en croire, de telles synergies sont importantes à mettre en place si l’on veut faire de l’économie numérique un relai de développement des pays africains.
A cheval sur sa famille, l’Afem et la transformation digitale du Maroc, Saloua Karkri-Belkeziz réussira-t-elle le triplé ?