François Georges, représentant spécial de la Chambre de commerce internationale (ICC) pour l’Afrique francophone
Le 1er janvier 2021, l’Afrique a réussi le pari de la mise en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), la plus grande au monde en nombre de pays membres. Au-delà des goulots d’étranglement d’ordre infrastructurel, structurel et organisationnel au niveau des Etats et/ou de l’organisation elle-même, la ZLECAf œuvre à favoriser le commerce intra-africain, stimuler l’efficacité et la compétitivité, améliorer les chaînes de valeur régionales et attirer les investissements directs étrangers. Pour cette dynamique en cours, le numérique pourrait être un accélérateur si certaines conditions sont remplies. Représentant spécial de la Chambre de commerce internationale (ICC) pour l’Afrique francophone, François Georges fait le tour du sujet au micro de Cio Mag.
Propos recueillis par : Michaël Tchokpodo
Il est l’une des voix autorisées à parler de ce sujet. En plus d’être représentant spécial de l’ICC pour l’Afrique francophone, François Georges est par ailleurs Conseiller du commerce extérieur de la France. Précédemment délégué général du comité français de la Chambre de Commerce Internationale (ICC France), il a d’abord exercé plusieurs postes de responsabilité à EDF, notamment comme responsable export Asie du Sud-Est et Moyen-Orient puis vice-président des relations institutionnelles internationales. Pour occuper ces postes, François Georges est diplômé des écoles supérieures de commerce et d’administration des entreprises. Et son parcours fait état de 50 ans d’expériences professionnelles, dont 38 ans à l’international.
Cio Mag : Le 1er janvier 2021, la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) a finalement été mise en place à la suite à un long processus. Que vous inspire cet aboutissement ?
François Georges : C’est une nécessité absolue si l’on veut que l’Afrique sorte de son isolement international sur le plan commercial. L’Afrique, c’est 17% de la population mondiale et moins de 3% du commerce mondial. De plus, le commerce intra-africain ne représente que 15% du total des exportations africaines, l’essentiel des flux commerciaux étant entre l’Afrique et les autres continents. Le développement de chaines de valeur régionale comme la ZLECAf doit constituer un moteur important de la compétitivité régionale et contribue à la croissance mondiale.
L’Afrique, c’est 17% de la population mondiale et moins de 3% du commerce mondial.
Nous n’en sommes qu’au début et le plus dur reste à faire, la plupart des pays africains n’étant pas en capacité d’appliquer les termes de la ZLECAf, le cadre législatif de nombreux pays, notamment, n’étant pas en conformité avec les exigences de l’accord. Afin de pérenniser les bénéfices de cet accord de longue durée, il sera en effet essentiel de renforcer les capacités institutionnelles de chaque pays afin d’exploiter au mieux le potentiel d’un libre-échange continental. Il a fallu plus de cinquante ans pour faire du marché intérieur européen un marché dynamique et performant.
L’accord de mise en œuvre prévoit une suppression des droits de douane pour 90% des lignes tarifaires sur 5 ans pour les pays les plus développés et sur 10 ans pour les pays les moins développés. Les droits de douane devront être supprimés à une échéance ultérieure pour 7% des lignes tarifaires. Ces mesures sont-elles suffisantes pour induire la croissance du commerce intra-africain ? Quels sont les avantages et les limites de telles mesures ?
Certes, ces mesures tarifaires doivent en principe permettre d’augmenter les revenus de l’Afrique de 450 milliards de dollars d’ici à 2035 et d’accroître de 560 milliards de dollars les exportations africaines, essentiellement dans le secteur manufacturier. Mais le problème des échanges intra-africain n’est pas là, il ne suffit pas de réduire les droits de douane pour libéraliser les échanges commerciaux.
Les obstacles non tarifaires restent en effet très nombreux : des différences réglementaires et des normes sanitaires, phytosanitaires et techniques divergentes, un déficit chronique d’infrastructures physiques (transport) et numériques pour permettre les échanges de marchandises d’un pays à un autre, des procédures administratives et douanières très lourdes pouvant bloquer les marchandises plusieurs jours aux frontières, sans parler d’une insécurité croissante.
S’attaquer à ces obstacles constitue les défis et enjeux de la Zone de Libre-échange Continentale Africaine. Il ne faut pas oublier non plus que certains pays africains ne voient pas d’un bon œil la mise en œuvre de la ZLECAf car ils tirent l’essentiel de leurs revenus des recettes douanières, un système de compensation devra être mis en place pour surmonter ces résistances. Ce que l’on n’a pas réussi à l’échelle sous-régionale en matière d’échanges commerciaux, je pense à la CEDEAO, saura-t-on le réussir à l’échelle continentale ?
Sur le plan commercial, humain et en matière de développement, comment la ZLECAf peut apporter une plus-value au continent ? Et comment pérenniser cela ?
Selon les prévisions, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pourrait permettre aux pays africains de faire sortir de l’extrême pauvreté 30 millions d’habitants et d’accroître le revenu de près de 70 millions d’autres personnes qui vivent avec moins de 5,50 dollars par jour. Sur les 450 milliards de dollars de gains potentiels, environ 300 milliards proviendraient des mesures de facilitation du commerce visant à lever les freins bureaucratiques et à simplifier les procédures douanières.
La ZLECAf pourrait permettre aux pays africains de faire sortir de l’extrême pauvreté 30 millions d’habitants et d’accroître le revenu de près de 70 millions d’autres personnes qui vivent avec moins de 5,50 dollars par jour.
La mise en œuvre de la ZLECAf permettrait également de mener à bien les réformes de fond nécessaires pour stimuler la croissance à long terme dans les pays africains. De plus, la mise en œuvre de la ZLECAf renforcera le pouvoir de négociation de l’Afrique dans les négociations commerciales internationales en parlant d’une seule voix à condition d’éviter le piège de la multiplication des accords commerciaux bilatéraux qui affaiblissent la voix de l’Afrique et dont le bilan reste globalement contrasté.
Le e-commerce étant déjà une réalité à l’échelle de nos pays, comment le numérique peut-il stimuler le commerce intra-africain ? Faudrait-il mettre en place une marketplace à l’échelle continentale ?
En Afrique comme dans le reste du monde, le numérique a déjà changé la conduite des affaires. Mais son potentiel comme vecteur de croissance économique est encore largement sous-utilisé. Selon un récent rapport de la Banque Mondiale, si les autres régions du monde ont vu la croissance des ventes de services en ligne progresser de 20 à 25% en 2022, elles n’ont progressé que de 1% en Afrique. A ICC, au-delà du renforcement des infrastructures numériques, nous considérons qu’il est essentiel en Afrique de ne pas imposer des exigences en matière de localisation des données ou de restreindre les échanges de données transfrontalières. Cela suppose d’une part de prendre les mesures adéquates de protection des données personnelles (Cf RGPD européen) pour gagner la confiance des citoyens et des milieux d’affaires et d’autre part d’être capable d’assurer l’interopérabilité entre systèmes en vigueur dans chaque pays avant d’envisager la création d’une Marketplace à l’échelle continentale.
Quel est le rôle du numérique dans le développement du commerce intra-africain ?
Le numérique est amené à jouer un rôle essentiel dans le développement du commerce intra-africain en agissant comme un catalyseur de développement. En éliminant les barrières géographiques, il permet aux entreprises de communiquer et de collaborer à distance. C’est un avantage essentiel pour les TPME africaines qui peuvent accéder ainsi plus facilement aux marchés régionaux à moindre coût. Il offre également un accès immédiat aux marchés grâce aux plateformes de commerce électronique, permettant aux TPME africaines de toucher un public plus large et de pouvoir vendre leurs produits ou services à travers le continent. Enfin, en stimulant l’innovation et la créativité, le numérique permet aux entreprises africaines d’adopter de nouvelles technologies et de développer des solutions commerciales adaptées aux besoins spécifiques du continent.
Le numérique est amené à jouer un rôle essentiel dans le développement du commerce intra-africain en agissant comme un catalyseur de développement.
C’est pourquoi ICC, à la veille de la prochaine ministérielle de l’OMC en février 2024, plaide en faveur d’une prorogation ou d’une adoption définitive du moratoire OMC institué en 1998 et qui empêche toute imposition de droits de douane sur les échanges de biens et services transmis par voie électronique (services informatiques, services financiers, vidéo, musique…). Elle vient de publier, à cet effet, un Global Industry Statement, avec d’autres organisations internationales
En quoi la numérisation des procédures permettrait à l’ensemble du continent de commercer plus et de devenir une région bien intégrée d’un point de vue commercial ? Les pays sont-ils prêts ou bien outillés pour implémenter une stratégie numérique dans ce sens ?
La numérisation des procédures facilite le commerce international en réduisant les obstacles bureaucratiques qui pèsent particulièrement sur les PME africaines. Une transaction commerciale standard peut impliquer jusqu’à 27 documents papiers et prendre jusqu’à deux ou trois mois. Les transactions sur papier sont donc une source de coûts, de retards, d’inefficacité, de fraudes, d’erreurs pour les entreprises africaines. Il convient de citer la loi type de la CNUDCI sur les documents transférables électroniques (connaissements, billets à ordre, lettres de change, récépissé d’entrepôt…) dont l’objet est de créer un cadre juridique international favorable au commerce sans papier en s’appuyant sur l’utilisation de technologies digitales modernes.
Sa transposition dans le droit des pays africains permettrait de fluidifier et de faciliter les échanges entre entreprises du continent. L’Afrique connaît cependant un état de développement hétérogène. Certains pays sont bien préparés et équipés pour mettre en œuvre une stratégie numérique, tandis que d’autres nécessitent un soutien supplémentaire en termes d’infrastructures et de compétences numériques, sans parler des écarts entre zones urbaines et rurales en termes de taux de pénétration d’internet avec respectivement 50% et 15%.
Quel est l’état des lieux de la mise en œuvre de l’Alliance Africaine du Commerce Électronique ? Est-ce que le concept du guichet unique est bien développé et quel en est le résultat ?
Les guichets uniques font partie des mesures de facilitation du commerce prévues à l’annexe 4 du traité ZLECAf ainsi que dans l’accord OMC du même nom. Certains pays africains ont fait des avancées significatives dans la mise en place des guichets uniques, simplifiant ainsi les procédures administratives et douanières liées au commerce transfrontalier. C’est le cas du Nigeria ou du Kenya, ce dernier estimant les économies liées à la numérisation et à la simplification du traitement des marchandises à 250$ millions par an pour les trois prochaines années. Cela permet de réduire les délais et les coûts, facilitant ainsi les échanges commerciaux transfrontaliers. En pratique, les guichets uniques sont complexes à mettre en place et à faire fonctionner et nécessitent des investissements significatifs. Malheureusement, certains gouvernements africains ne savent pas suffisamment tirer profit de ces dispositifs, par exemple en ne reliant pas toutes les agences douanières au guichet unique ou en continuant à utiliser des procédures papier.
Un tel environnement numérique international sera de nature à permettre à davantage de PME, particulièrement africaines, de participer au commerce mondial, et a fortiori au commerce intra-africain.
En conclusion, j’aimerais faire état de la Digital Standard Initiative (DSI) lancée en 2021 par la Chambre de Commerce Internationale qui a pour objet d’établir des normes communes au niveau mondial pour harmoniser le commerce numérique afin de permettre aux processus, aux systèmes et aux plateformes de se « parler » (interopérabilité) entre eux et aux informations de circuler sous forme numérique. Nous pensons qu’un tel environnement numérique international sera de nature à permettre à davantage de PME, particulièrement africaines, de participer au commerce mondial, et a fortiori au commerce intra-africain.