Ce n’est pas l’économie mondiale qui se digitalise, ce sont les réseaux des échanges commerciaux. D’ailleurs, la relation entre le commerce et les réseaux d’échange est très ancienne. Il y a plus de vingt siècles, le commerce mondial était déjà structuré autour d’un fameux réseau commercial dit « Route de la Soie » qui a, pendant plus d’un millénaire, relié trois continents, l’Asie et l’Europe et dans une moindre mesure l’Afrique. Mais pourquoi cette appellation ?
Par Mondher Khanfir
La route désigne des circuits balisés de points de passage des caravanes, voire des bateaux, entre l’Asie du Sud-Est et des étapes de distribution qui vont jusqu’à la façade Atlantique, en passant par les grandes steppes de l’Eurasie ou les plaines fertiles du Moyen-Orient pour rejoindre la Méditerranée. Cette route aurait même traversé le Sahara pour établir une connexion avec l’empire du Mali. Elle a fait l’objet de plusieurs traités de libre circulation entre souverains et seigneurs des territoires traversés, afin de garantir la sécurité des marchands et l’intégrité des flux de marchandises.
La soie était au départ la principale marchandise, sous forme de produits tissés en Chine selon un procédé tenu secret pendant plusieurs siècles (une première forme de compétitivité commerciale basée sur une propriété intellectuelle). Le commerce de la soie a servi à développer d’autres échanges, notamment les épices, les métaux précieux, et aussi des connaissances. Les usages de la soie se sont multipliés, en plus de produits d’habillement ou encore du papier, le tissu de soie a même servi quelque temps de monnaie d’échange (tellement il était précieux et rare).
A partir d’une chaîne de valeur qui prenait son ancrage en Chine, et sur un territoire extrêmement vaste couvrant une grande partie du monde connu, les pratiques du commerce mondial se sont peu à peu structurées et développées. C’est sur ce tracé, que furent adoptées des règles de changes entre monnaies fiduciaires avec comme étalon la soie, avec des inventions marquantes comme la comptabilité (le tableau à double entrée) ainsi que la notion de banque et de lettre de crédit, pour arriver à la notion de société à participation en capital, pour une meilleure gestion des risques.
Après la découverte du nouveau monde à la fin du XVème siècle, un nouveau réseau de commerce mondialisé a émergé au détriment de l’ancienne Route de la Soie désertée par les grands flux des échanges qui ce se sont déplacés autour de nouveaux ports maritimes, souvent acquis par la force de la colonisation. Ceci s’est accompagné par l’expansion d’une des formes de commerce les plus abjectes, celle de la traite d’esclaves, et qui a perduré plus de 3 siècles, avant de s’éteindre avec les progrès scientifiques qui ont conduit à la révolution industrielle vers la fin du 18ème siècle, grâce à des inventions spectaculaires comme la machine à vapeur et l’automatisation des métiers à tisser.
Ainsi, le besoin en main d’œuvre, en particulier dans l’agriculture et le textile, a été réduit d’une manière drastique, favorisant par conséquent, la libération des esclaves.
Et voilà donc que la vague de mondialisation dirigée par les commodités, comme le blé, le thé, le café, le coton ou le cacao, cède la place à une nouvelle vague de commerce de produits industriels, comme les voitures, les machines et autres équipements, ou encore les produits de grande consommation, fabriqués à partir de matières premières souvent africaines, et qui ont continué à emprunter les mêmes circuits des routes maritimes coloniales reliant les grands ports européens, avec ce que cela a produit comme asymétries dans la richesse des nations.
L’avènement récent de l’ère du digital a aussi bouleversé les règles de mondialisation. Les chaînes de valeur se reconfigurent de nouveau avec la digitalisation et sortent de leur épicentre initial. Avec la désindustrialisation de l’Europe, la démographie galopante des pays émergents et l’éveil de la Chine, les centres de production et de consommation se déplacent de plus en plus vers le Sud. La technologie est en train de devenir le tissu de soie, support des échanges globalisés. Et la matière première n’est plus le fil de soie mais la « Data » ! Ce n’est pas par hasard que les Chinois ont adossé à leur politique d’expansion « Belt and Road Initiative » une stratégie e-Silk Road.
Grâce à des modèles d’affaires valorisant la « Data » et la technologie, une nouvelle forme d’entrepreneuriat est en train d’émerger, avec une nouvelle espèce d’entreprises, les startups. Le capitalisme est désormais remis en cause par ces jeunes pousses qui prolifèrent et se multiplient, quasiment sans fonds propres, avec essentiellement du capital intangible (de la science et de la technologie). Avec leur capacité d’innovation, elles peuvent mettre en péril de grandes multinationales de l’ère industrielle.
Plus explicitement, les frontières qui ont été érigées entre dedans et dehors, public et privé, auront de moins en moins de sens. A l’ère du numérique, la souveraineté ne sera plus une affaire de territoire, mais plutôt de routes technologiques et de souveraineté sur les flux de « data ».