Investissement : « La marge de progression de l’Afrique reste énorme »

L’initiative Africa The Big Deal vient de publier les chiffres des levées de fonds en Afrique en 2023. Dans le contexte d’un ralentissement mondial de l’activité de capital-risque, la performance du continent est en réalité meilleure que ce qui été redouté. Une analyse approfondie des données montre que la situation est loin d’être dramatique et permet au contraire de se montrer optimiste. Maxime Bayen et Max Cuvellier Giacomelli, cofondateurs d’Africa The Big Deal, analysent pour Cio Mag les défis et les progrès du continent en matière d’investissement des startups. Interview.

Cio Mag : Vous venez de rendre publiques les données 2023 en termes de levées de fonds en Afrique et les analyses qui les accompagnent. Quels sont les enseignements majeurs que nous pouvons tirer de ces chiffres ?

Max Cuvellier Giacomelli et Maxime Bayen : En 2023, le financement sur le continent a chuté de 39 % en glissement annuel, passant de 4,6 milliards en 2022 à 2,9 milliards en 2023, à travers des transactions de 100 000 dollars et plus. Mais quel que soit le continent que l’on regarde, la baisse des investissements entre 2022 et 2023 tourne autour de 30 à 40%. Ce qu’on voit en Afrique est donc une traduction de cette tendance mondiale. Dans ce contexte, la performance africaine est en réalité meilleure que ce que la plupart auraient craint. Dans l’ensemble, 500 startups ont levé au moins 100 000 dollars en Afrique en 2023, contre 821 en 2022 (ce qui représente également -39 % en glissement annuel). Nous rappelons que nous comptons ici tous les types de transactions (actions, dettes, subventions, etc.), mais nous excluons les « Exit ».

Ce qui est intéressant à noter est qu’en 2023, la part de la dette est beaucoup plus importante. En effet, le montant de la dette levée a atteint 1,1 milliard de dollars, soit une croissance de +47 % en glissement annuel ; en comparaison, le financement par actions a chuté de -57 % au cours de la même période. Et c’est une bonne nouvelle car, en Afrique, une grande partie des startups avait besoin de dettes, comme les banques n’accordent pas de prêts importants ou avec des intérêts exorbitants. Jusqu’alors, les entreprises avaient des difficultés à lever de la dette, et se rabattaient donc sur de l’Equity, ce qui avait pour conséquence de leur faire perdre une partie de leur capital. Il y a clairement un problème de financement des PME de manière générale en termes de dette et d’emprunt et nous voyons que petit à petit, la situation s’améliore.

Cio Mag : Comment analyser l’évolution du financement des startups ces dernières années et de l’écosystème ? Si l’on regarde ces chiffres, peut-on dire que finalement, 2021 et 2022 ont été des années exceptionnelles et 2023 signifie d’avantage un « retour à la norme » ?

2021 a été une année particulièrement exubérante en termes de Venture capital, et ce, au niveau mondial. Il est probable qu’un certain nombre de deals ont été surévalués. A noter aussi que de façon globale, il y a aujourd’hui un peu moins de capital disponible sur le marché, du fait de l’augmentation du taux d’intérêt partout dans le monde. Nous voyons donc une réallocation du capital sur d’autres types d’investissements, moins risqués. Paradoxalement, 2021 et 2022 ont été des années compliquées pour les investisseurs, car les deals étaient très chers. Les investissements ont clairement ralenti en Europe aux États-Unis, et même en Asie, dès le début de l’année 2022. En Afrique, on ne voit cette tendance apparaître qu’à partir du milieu 2022.

Maxime Bayen, cofondateur d’Africa The Big Deal

Si l’on revient en arrière, il est intéressant de noter une évolution positive pour le continent africain. Il y a dix ans, il n’y avait que très peu d’investissements en Afrique, c’était le tout début de l’écosystème. En une décennie, les investissements ont augmenté de 120 fois (entre 2014 et 2023) ! Ceci pour rappeler que l’écosystème est jeune. Ce chiffre donne une idée de la trajectoire. Aussi, la marge de progression reste très importante, car l’Afrique représente moins de 1% des investissements dans le monde. Et quand on regarde la taille de l’économie du continent, de la population et du marché… Si certains disent que les entrepreneurs africains n’arrivent pas à lever des fonds, nous préférons nous dire que ce sont les investisseurs qui sous-investissent en Afrique. Le potentiel est bien là.

Cio Mag : Concernant les secteurs qui ont attiré le plus de fonds, la fintech arrive toujours largement en tête, quels sont les autres secteurs qui se démarquent ces dernières années et particulièrement en 2023 ?

La Fintech continue d’être le premier secteur, loin devant, mais a enregistré un fort déclin entre 2022 et 2023, notamment en l’absence de « mega deals ». De 2.4 milliards de dollars de fonds levés en 2021, nous sommes passés à 1,8 milliard en 2022 et 1,2 en 2023. Le secteur de l’énergie, qui se place en seconde position, a continuellement augmenté et a attiré 28% des fonds en 2023, passant de 670 millions de dollars en 2022 à plus de 800 millions l’an dernier. Troisième secteur, la logistique et le transport, avec 7% du total. Viennent ensuite la e-santé et l’agrifood Tech. Pour le premier, il est intéressant de voir que les deals ont doublé entre 2022 et 2023 (de 3% à 6,5%). Pour l’agrifood Tech, la progression a été plus modérée (de 5,1% à 6,3%). Les secteurs Retail et Telecom, Media & Entertainment arrivent à la 4e et 5e position. Pour finir, Éducation & Jobs, attirent moins de 2% de l’investissement total sur le continent, notamment en l’absence de mega deal comme celui d’Andela en 2019 et 2021. Nous pensons que ce dernier secteur, si nous le considérons dans son ensemble avec des entreprises allant de la petite éducation jusqu’à la formation professionnelle et la recherche d’emploi, reste relativement sous-investi.

Ce qui est intéressant de noter, c’est que si nous considérons le secteur de la « Climate Tech », très transverse, comme un secteur à part entière, il se place en seconde position, juste derrière la Fintech, avec des levées de fonds d’un milliard de dollars en 2023, ce qui illustre le potentiel de l’investissement vert en Afrique. C’est le secteur qui a vu la plus belle progression depuis 2019. D’autant que la Fintech commence à décroître, même si tout est relatif car nous nous intéressons ici aux fintech Pure player, alors que le secteur est diversifié aujourd’hui.

Cio Mag : Les « Big 4 » (Egypte, Nigeria, Kenya, Afrique du Sud) continuent d’attirer l’immense majorité des investissements. Leur poids est-il toujours aussi prédominant en 2023 ?

En 2023, les Big four ont attiré 87% des investissements en Afrique, soit le plus gros pourcentage depuis 2019. Ils ont abrité 71 % (357 sur 500) des startups qui ont levé 100 000 dollars ou plus sur le continent l’année dernière. Et si l’on prend trois régions : l’Afrique du Nord tirée par l’Egypte, l’Afrique de l’Est avec le Kenya et enfin l’Afrique australe avec l’Afrique du Sud, les « gros » représentent respectivement 95%, 91% et 97% des investissements totaux. C’est donc une polarisation extrême autour des Big 4, surtout dans ces régions où un pays attire tout le potentiel d’investissement. A ce titre, l’Afrique de l’Ouest fait de plus en plus figure d’exception, car nous assistons à l’émergence de pôles secondaires. En 2021, le Nigeria a attiré 85% des investissements de la région, contre « seulement » 68% en 2023. C’est encourageant de voir que d’autres pays prennent le relai, comme le Sénégal ou le Ghana et dans une moindre mesure la Côte d’Ivoire. Le Bénin aussi s’en est très bien sorti, principalement grâce à deux gros deals.

Max Cuvellier Giacomelli, cofondateur d’Africa The Big Deal

Il faut bien sûr garder en tête que la construction d’écosystèmes matures prend du temps et les startups qui réalisent de belles levées ont été fondées il y a plusieurs années. Il faut environ sept ans avant de réaliser un tour de table conséquent et les startups de certains pays parviennent à peine à maturité, comme au Maroc par exemple. L’une des belles surprises cette année, c’est le Rwanda, qui, contrairement à ce que l’on pense souvent, se classait auparavant dans les 15 ou 16e pays attirant le plus d’investissement. Il y a eu une claire volonté politique qui, jusqu’à l’année dernière, ne se traduisait pas forcément en termes d’investissement, car les choses prennent du temps. A force de mettre en place des tech hub et autres incubateurs, le pays a enregistré en 2023 une belle performance, avec 44 millions de dollars levés.

Cio Mag : Si l’on regarde l’origine des fonds investis en Afrique, d’où viennent principalement les investisseurs ?

Aujourd’hui, les investisseurs que l’on considère comme « Africains » représentent 35% des investisseurs en Afrique. C’est une augmentation de 30% entre 2022 et 2023. Pour la première fois depuis que l’on suit l’écosystème, ce sont les investisseurs africains qui ont le plus investi en Afrique, alors que jusqu’en 2022, l’Amérique du Nord était en haut du tableau. Il ne faut pas pour autant penser que seuls les Africains investissent en Afrique et regarder le chiffre du côté positif :  2/3 des investisseurs en Afrique sont des investisseurs étrangers et cela reflète l’attractivité du continent. Au-delà des Américains et des Européens, il y a aussi des investisseurs japonais ou encore de la péninsule arabique, qui vont investir dans un pays comme l’Égypte. Un fait qui étonne souvent, c’est la sous-représentation de la Chine, dont l’implication en Afrique est pourtant importante. En termes d’investissement dans les startups, cela ne se retrouve pas.

Cio Mag : Un fait marquant pour l’année 2023, cette tendance qui persiste dans la sous-représentation des startups dirigées par des femmes qui parviennent à lever des fonds. Que faire face à cela ?

En 2023, les start-ups dirigées par un fondateur masculin seul ou une équipe fondatrice entièrement masculine ont continué à attirer 85 % de tous les financements. Pire, 98 % de l’ensemble des financements ont été levés par un fondateur masculin seul ou une équipe fondatrice comprenant au moins un homme. Ce qui veut dire que les start-ups dirigées par une fondatrice féminine seule ou une équipe fondatrice entièrement féminine ont levé à peine 2 % de l’ensemble des financements l’année dernière. Et seulement 15 % du financement a été levé par une fondatrice féminine seule ou une équipe fondatrice comprenant au moins une femme. La conclusion est que très peu de progrès ont été réalisés par rapport à 2022 : les chiffres sont restés stables. Pourtant, et c’est le cas en Afrique comme partout dans le monde, les équipes d’entrepreneurs diversifiés sont plus rentables, mais cela ne se traduit pas en termes d’investissement.

A noter aussi qu’il y a une communauté importante de femmes investisseurs en Afrique, ce qui montre que les talents sont là ainsi que la volonté de s’impliquer. Mais soyons clairs, investir dans les femmes n’est pas un boulot réservé aux femmes ! On voit en particulier que sur les séries B, les femmes sont largement sous-représentées, nous pensons qu’il manque clairement d’intentionnalité de la part des investisseurs pour inclure la question du genre dans la prise de décision et la considérer comme un facteur de performance. Tout comme aujourd’hui, certains fonds refusent d’investir dans des startups qui ne sont pas gérées par au moins deux co-fondateurs, ou qui n’ont pas une dimension « climat », les investisseurs doivent prendre cette problématique de l’équipe diversifiée comme un critère essentiel.  Les inégalités sont inscrites partout dans nos économies et nos sociétés et si l’on ne fait pas quelque chose de manière active, on contribue à perpétuer ces inégalités. Les investisseurs ont une réelle responsabilité !

Fondée en 2019 par Maxime Bayen, Operating Partner à Catalyst Found et Max Cuvellier Giacomelli, Africa The Big Deal est une initiative proposant une base de données ainsi qu’une Newsletter, qui dévoilent les chiffres clés des investissements sur le continent africain d’année en année. Elle propose des analyses pointues sur l’ensemble des données récoltées.

La Newsletter Africa The Big Deal est à retrouver ici : thebigdeal.substack.com
La Base de données Africa The Big Deal est disponible ici : thebigdeal.gumroad.com

Camille Dubruelh

Camille Dubruelh, Journaliste, coordinatrice éditoriale Cio Mag

Journaliste multimédia depuis 2010, Camille Dubruelh s’est spécialisée sur l’actualité du continent, traitant de domaines aussi divers que la politique, l’économie ou encore la culture. Très intéressée par les nouvelles technologies, le monde des start-ups et l’impact du digital sur le processus de développement, elle a rejoint en 2019 Cio Mag, le magazine de référence sur le digital africain, où elle exerce la fonction de coordinatrice éditoriale. Au-delà de ses fonctions au sein du magazine, elle anime régulièrement des conférences, en France et en Afrique, online et en présentiel, sur la thématique de l’économie numérique, de l’innovation et du financement.

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