Le 30 Novembre 2020, Nokia a annoncé avoir été sélectionné par Togocom à travers un accord de 3 ans pour déployer la 5G au Togo.[1] Trois jours avant, l’information relayée dans la presse locale ainsi que sur différentes plateformes gouvernementales ou encore sur celles de l’opérateur Togocom, a défrayé la chronique. Elle a par ailleurs suscité plusieurs réactions qui, pour la plupart, sont révélatrices des incompréhensions qui entourent la 5G au Togo.
Nécessaire pour les uns, décriée par les autres, la 5G dont les enjeux sont ô combien énormes, est au cœur de débats houleux dans plusieurs Etats[2] et même au cœur de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine.
Qu’est-elle réellement ? La 5G est la cinquième génération des standards en matière de télécommunications mobiles après les 2G, 3G et 4G[3]. Son débit est 10 fois supérieur à la 4G sur les Smartphones[4]. D’éminents spécialistes ont écrit de longs articles sur le sujet. Notre propos n’est pas de les reprendre. Néanmoins, il faut dire qu’elle se présente comme une technologie de rupture et son utilité serait plurielle : Santé, éducation, véhicules autonomes, internet des objets, réalité augmentée, production industrielle, services publics, aucun secteur de la société n’y échappe.
Au Togo, même si la Déclaration de politique du secteur de l’économie numérique pour la période 2018-2022 ambitionne de « faire du Togo un hub de services et un centre international d’innovation et de compétence digitale », rien n’y présageait le déploiement de la 5G en 2020. Le gouvernement a peu communiqué sur le projet, mais l’aurait inclus dans le cahier de charges de Togocom[5]. Le Togo y place de grands espoirs[6]. Cette technologie plombera-t-elle sous les fourches caudines d’inquiétudes légitimes qu’elle suscite ou sera-t-elle le boosteur du développement du Togo ?
I- Les inquiétudes liées à la 5G au Togo
Un maelström socio-politique suivra-t-il le déploiement de la 5G au Togo ? La question n’est pas anodine. Elle permet d’analyser sobrement les conséquences néfastes susceptibles d’être induites par le déploiement de la 5G au Togo.
A. L’aggravation de la fracture numérique
Le numérique est devenu irrésistible dans le quotidien des Togolais. Il est rentré dans nos « mœurs »[7]. La crise de la COVID-19 a aggravé cette dépendance au numérique. De l’éducation (cours à distance pendant le confinement), aux programmes d’inclusion sociale (Novissi, Yolim) en passant par les infrastructures (de transport, IP et Mobile money), le numérique est au cœur de la stratégie du gouvernement togolais. Cependant, même si l’on admet que le taux de pénétration de l’internet fixe et mobile, toutes technologies confondues, en 2019 est de 61,7% et que celui du haut-débit fixe et mobile a atteint 43,96[8], il est encore difficile d’affirmer que l’internet profite à tous au Togo. Certains Togolais sont encore coupés du réseau des réseaux ou n’y ont accès que d’une manière hautement limitée. C’est la fracture numérique. Le déploiement de la 5G risque d’aggraver cette fracture. Evidemment, au lieu de favoriser une meilleure inclusion pour un développement harmonieux de l’ensemble du territoire, elle risque de provoquer une exclusion de facto. Pierre BONIS qualifie cette situation de « numérique de Janus »[9]. La phase initiale du déploiement est emblématique de cette fracture : elle ne couvre que Lomé. Par ailleurs, en sus de cette fracture territoriale, existe le risque d’une fracture basée sur le coût de la 5G.
La seconde crainte est liée aux conséquences environnementales.
B. Le vraisemblable risque environnemental et écologique
Le risque environnemental est l’un des arguments principaux des détracteurs de la 5G. La 5G augmentera l’échange des données sur les réseaux. Cette forte consommation de données va être la source d’une conséquence encore plus inquiétante : une grande consommation d’énergie. Par ailleurs, les matériaux d’usages de la 5G sont actuellement rares. Il faudra les produire. Par exemple, la plupart des Smartphones actuels ne sont pas compatibles avec la 5G. Les futures productions d’objets « 5G-compatibles » nécessiteront d’exploitations de ressources naturelles qui entraineront elles-mêmes une certaine pollution de l’environnement et l’utilisation de ressources fossiles. Au regard de ces données, on regrettera qu’il n’y ait pas eu une étude d’impact environnemental de la 5G au Togo, du moins rendue publique, avant son déploiement. La question est si importante en France que le maire écologiste de Grenoble, Eric PIOLLE s’est opposé à l’installation des antennes 5G dans sa ville. Il estime que « 4 % des gaz à effet de serre sont liés au numérique et on dit que ça va doubler dans les cinq ans ». Adepte des punchlines, le maire s’est demandé : « Le progrès, c’est de pouvoir regarder des films pornos en HD ? Car grosso modo, la 5G, c’est pour permettre de regarder des films pornos en HD, même quand vous êtes dans votre ascenseur ». Face à l’opposition de la ville à l’installation des antennes 5G et des travaux sur les antennes-relais, les opérateurs ont saisi la justice.
Enfin, dans cette analyse, les risques sanitaires ne sont pas occultables.
C. Les possibles risques sanitaires
Nous ne sommes pas pour des théories complotistes qui ont abondé pendant la première vague du coronavirus à propos de la 5G. Cependant, aucune étude sérieuse n’a encore été faite pour montrer que la 5G ne sera pas vecteur de risques sanitaires importants pour les populations. Il importe donc de s’armer de prudence dans la course vers cette technologie.
Notons toutefois qu’au-delà de ces inquiétudes, la 5G constitue une véritable aubaine pour le Togo.
II- L’opportunité du déploiement de la 5G au Togo
Nous répondrons tour à tour à chacune des inquiétudes sus-évoquées et expliqueront pourquoi elles ne sont pas si calamiteuses comme elles pourraient le laisser penser pour le Togo. Mais au préalable, le choix de l’équipementier Nokia par Togocom mérite d’être commenté.
A. Nokia, un choix stratégique
La 5G a ravivé et intensifié les tensions entre la Chine et plusieurs pays occidentaux et pour cause ! Elle comporte des enjeux sécuritaires importants. Huawei, le géant chinois et le leader mondial de cette technologie est soupçonné d’être un outil d’espionnage de Pékin. Ainsi l’Australie fût le premier pays à bannir la 5G développée par Huawei de son marché de déploiement de la 5G en août 2018 pour des raisons de sécurité. En faisant ainsi, le gouvernement déclare n’interpréter que des règles nationales disqualifiant toute compagnie « susceptible de faire l’objet d’instructions extrajudiciaires de la part d’un gouvernement étranger en conflit avec la loi australienne »[10]. Le communiqué ne cite pas explicitement Huawei. Cependant Huawei Australie a affirmé avoir été informé par le gouvernement australien d’être banni de la course au déploiement de la 5G[11]. Aux Etats-Unis, sur fonds de guerre économique, la loi «John S. McCain National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2019 » a interdit essentiellement au gouvernement américain ou à quiconque souhaitant collaborer avec lui d’utiliser des composants de Huawei, de ZTE ou de plusieurs autres entreprises de communication chinoises. Les Etats-Unis avaient conseillé donc les autres Etats notamment ses alliés à suivre cette position en bannissant les équipements de Huawei dans le déploiement de leur réseau 5G[12].
Au regard de ce qui précède, il est clair qu’en choisissant Nokia, le Togo a fait le choix de la protection de sa souveraineté numérique. Il a su faire un choix peu sujet à des critiques. Il devrait cependant veiller à ce que des ingénieurs étrangers interviennent peu sur certains pans sensibles du réseau car il est tout à fait possible qu’un équipementier installe, d’une part, des « back door » dans les infrastructures pour transférer les données transitant par le réseau à une destination hostile aux intérêts du pays[13] ou d’autre part, procéder à un « shut down » (coupure à distance du réseau). L’Etat pourrait pousser sa vigilance en désignant au sein de l’ANCy des auditeurs qui examineront les infrastructures de l’équipementier étranger pour une meilleure sécurité des réseaux.
B. Sur la question de la fracture numérique
La question de la fracture numérique n’est pas à négliger. D’abord on peut classer la fracture numérique en deux niveaux au Togo. Le premier niveau de fracture est celui qui se rapporte à l’inégalité d’accès au numérique selon les territoires (régions, préfectures, sous-préfectures, cantons etc). La 5G devrait encore aggraver cette fracture. Cependant, elle n’est pas critique au Togo dans la mesure où le déploiement de cette technologie va être progressif et finir par profiter à terme à l’ensemble du territoire national. Cette approche n’est pas propre au Togo. En France, par exemple, la première phase du déploiement de cette technologie cible uniquement quelques grandes villes. Le deuxième niveau de fracture semble être celui lié au futur coût de la 5G. Elle est anodine. Certes tous les Togolais n’auront pas les moyens de se procurer des Smartphones ou des objets compatibles à la 5G mais la 3G et la 4G restent opérationnelles et Nokia s’est engagé à les améliorer. De surcroît, la 5G devra être prépondérante dans les usages professionnels au Togo, contribuant notamment à la modernisation des productions industrielles du pays et à l’attrait des investissements et des partenaires internationaux.
C. Sur les questions écolo-environnementales
Les risques environnementaux et écologiques redoutés sont-ils importants ? Oui. Sont-ils apocalyptiques ? Nous ne le pensons pas. Le Togo devrait-il abandonner la 5G pour protéger l’environnement ? NON ! Le Togo ne fait pas partie des grands pollueurs de la planète. Certes, il a ratifié l’accord de Paris sur le climat le 27 Juin 2017[14] mais les engagements pris dans cet accord ne l’obligent pas plus que les grands pollueurs (la Chine, l’Union Européenne, le Qatar etc.) qui ont signé cet accord et qui sont résolument engagés dans la course pour la 5G.
D. Sur les risques sanitaires
Certes, aucune étude ne dément les risques épidémiologiques de la 5G mais aucune ne le démontre non plus. Au contraire, la 5G va favoriser le développement de la télémédecine. Si l’Etat se donne les moyens de moderniser les hôpitaux avec des matériaux de dernière génération, la population pourra avoir accès à des médecins pratiquant de la télé-chirurgie. Enfin, il est tout à fait possible d’activer le principe de précaution telle qu’appliquée aux médicaments dans l’industrie pharmaceutique ou aux organismes génétiquement modifiés. Le conseil d’Etat français le définit comme l’obligation « pesant sur le décideur public ou privé de s’astreindre à une action ou de s’y refuser en fonction du risque possible »[15]
La 5G ne peut être présentée comme la panacée au Togo. Mais elle peut se révéler comme une réelle opportunité de développement si l’Etat prend les mesures nécessaires pour amoindrir les risques ainsi étudiés. Le risque zéro étant par principe inexistant, ne pas oser le risque de déployer cette technologie est un risque encore plus grand.
A propos de l’auteur
Yao Justin KOUMAKO est doctorant à l’Université Paris 2 Panthéon Assas. Juriste internationaliste, ses travaux portent sur le droit des nouvelles technologies. Il a notamment réalisé plusieurs études sur la cybersécurité.
[1] Nokia, Press Release,30 November 2020, “Nokia and Togocom deploy first 5G network in West Africa”, consulté le 04 Décembre 2020, [ https://www.nokia.com/about-us/news/releases/2020/11/30/nokia-and-togocom-deploy-first-5g-network-in-west-africa/ ]
[2] En France par exemple, la décision du gouvernement de commencer le déploiement et la distribution commerciale de la 5G en 2020 ne fait pas consensus. Des élus locaux notamment les écologistes ont demandé un moratoire sur la 5G afin que la lumière soit faite sur les risques sanitaires, environnementaux et démocratiques à travers une étude d’impact. Malgré cela, les fréquences 5G ont été attribuées en Septembre 2020 en France.
[3] ACHOUR MESSAS, « La 5G, qu’est-ce que c’est ? », Institut Montaigne, Interview du 25 Février 2020. Cet influent membre du groupe MAZARS explique que la 2G a permis l’essor du portable, la 3G celui des smartphones et des réseaux sociaux, et enfin la 4G a apporté des débits plus importants et a mis le format vidéo dans nos terminaux.
[4] D’aucuns disent qu’elle est 20 fois ou 100 fois supérieure.
[5] Le cahier des charges des opérateurs est confidentiel.
[6] « La 5G facilitera les usages innovants en permettant l’émergence de nouveaux services qui répondent aux besoins de divers secteurs de l’économie. L’objectif du Gouvernement est que la couverture mobile bénéficie à tous les Togolais. Il est donc important de s’assurer que le déploiement de cette technologie ne soit pas limité aux seules grandes villes mais qu’il contribue à une amélioration de la qualité́ de la couverture afin que toutes les localités du Togo puissent bénéficier de services 5G » CINA LAWSON, Portail de la République Togolaise, [https://www.republiquetogolaise.com/telecoms/2711-4902-le-togo-premier-pays-a-deployer-la-5g-en-afrique-de-l-ouest-selon-axian ], consulté le 04/12/2020
[7] Yao Justin KOUMAKO, « Togo, Travail Liberté Cybersécurité ? », disponible sur [www.ayewouadan.tg]
[8] ARCEP-TOGO, Evolution des marchés régulés, postes et communications électroniques, rapport 2019 [en ligne] Disponible (consulté le 02 Avril 2021)
[9] BONIS (P), « Les fractures numériques, illustrations d’un numérique de Janus en France et en Afrique » in Les défis du numérique, GAFAR Dalila Rahmouni-Syed (Dir), Bruylant, 2019, p.77
[10] Le gouvernement fait notamment allusion à la « Chinese Intelligence Law » qui oblige les entreprises chinoises à participer à l’effort de renseignement national
[11] Dans un tweet du 23 Août 2018, on peut lire sur le compte twitter de Huawei Australia ”We have been informed by the Govt that Huawei & ZTE have been banned from providing 5G technology to Australia. This is a extremely disappointing result for consumers. Huawei is a world leader in 5G. Has safely & securely delivered wireless technology in Aust for close to 15 yrs”
[12] Dans une interview accordée à Fox Business Network, le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo exprimait les inquiétudes étasuniennes et a déclaré que si un Etat autorise les équipements de ces opérateurs au sein de ses systèmes d’informations, les Etats-Unis ne partageraient plus des renseignements avec cet Etat.
[13] L’espionnage du siège de l’Union Africaine par la Chine en 2017 selon les mêmes procédés en est un exemple cohérent
[14] Voir, Collection des traités des Nations Unies, [https://treaties.un.org ]
[15] CE, Rapport « Valeur et limites du principe de précaution » (1998)