TNT / Babacar Diagne (CNRA) : «Nous sommes tous interpellés pour repenser nos modèles de régulation»

La réussite du passage à la TNT est lourdement tributaire des Etats et des régulateurs nationaux. Dans cet entretien, Babacar Diagne, Président du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA) du Sénégal, expose les enjeux autour des aménagements décidés pour accéder à cette technologie.

Propos recueillis par Anselme AKEKO

Cio Mag : Quelle procédure a été décidée pour attribuer les licences de la TNT ? Et quel est le rôle du régulateur de l’espace audiovisuel ?

Babacar Diagne : Le rôle du régulateur est déterminant et son action doit couvrir toutes les technologies de communication. Son action consiste à répondre à l’exigence universelle d’accompagner les nouveaux médias et les besoins de communication, pour aider à la gestion de l’environnement économique et financier des outils de communication numérique. Le régulateur de l’espace audiovisuel doit rester un acteur incontournable de l’écosystème de la communication audiovisuelle. Il intervient dans le processus et l’interactivité des outils. En conséquence, les procédures doivent être adaptées.

C’est chose faite, au Sénégal, depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2017-27, du 13 juillet 2017, portant Code de la presse. Avec cette réforme, la procédure d’attribution des licences d’exploitation de services de communication audiovisuelle a connu une évolution. Désormais, l’organe de régulation joue un rôle déterminant dans l’attribution des licences. Il donne un avis conforme d’une autorisation d’exploitation d’activités d’édition, de distribution et de diffusion de services de communication audiovisuelle, avant la délivrance par le ministre chargé de la Communication.

“La formule des attributions permet aussi de savoir qui fait quoi, qui sont les investisseurs/actionnaires et surtout d’éviter les situations de concentration ou de monopole…”

Expliquez-nous les enjeux d’un régime d’attribution des licences.

B. L : S’agissant du régime d’attribution des licences, par appel à candidatures, l’enjeu est d’offrir, aux auditeurs et aux téléspectateurs, des programmes en adéquation avec leurs attentes, pour contribuer au renforcement des acquis culturels, qui fondent toutes les nations. La formule des attributions permet aussi de savoir qui fait quoi, qui sont les investisseurs/actionnaires et surtout d’éviter les situations de concentration ou de monopole, dans ce secteur très sensible qu’est la communication audiovisuelle.

En matière d’encadrement du passage au numérique, il est recommandé, notamment par la GSMA (Association internationale d’opérateurs de téléphonie mobile), de mettre en place un plan de gestion du spectre pour s’assurer que toutes les activités de gestion, pour le passage au numérique, sont planifiées et mises en œuvre dans des délais requis.

Est-ce le cas en Afrique de l’Ouest ?

B. L : Dans la quasi-totalité du continent africain, des études ont été menées sur la gestion du spectre et l’utilisation future du dividende numérique libéré par les éditeurs de télévision. Tous les organismes africains en charge de la régulation des télécommunications ont travaillé en très étroite collaboration avec l’Union africaine des télécommunications (UAT) et l’Union africaine de radiodiffusion (UAR), autour des recommandations et décisions de l’UIT.

Les fréquences du dividende numérique sont actuellement utilisées pour le Wifi haut débit G4. Des essais sont actuellement en cours, dans plusieurs pays africains, pour le Wifi très haut débit. Le fameux G5 est testé sur les fréquences du deuxième dividende numérique, qui a été libéré par les chaînes de télévision anciennement en analogique.

“Les correctifs de prise de décisions inconsidérées, voire inopportunes, ont pris ou prendront beaucoup de temps.”

Comment expliquer le retard du passage au numérique, tel que constaté dans la quasi-totalité des pays de la zone ?

B. L : Si le passage au numérique en Afrique, le 17 juin 2015, ne s’est pas effectué dans les délais, comme l’avait décidé, en 2006, l’assemblée générale de l’UIT (GEO6), c’est essentiellement dû au retard dans les études, dans la conclusion de conventions avec les structures chargées de bâtir les infrastructures et dans les investissements pour l’acquisition et la mise en place desdites infrastructures. Certains pays ont pâti d’erreurs d’appréciation. Les correctifs de prise de décisions inconsidérées, voire inopportunes, ont pris ou prendront beaucoup de temps.

Dans ce contexte, quels sont les leviers à actionner pour faciliter le passage à la TNT?

B. L : L’Afrique doit comprendre que la communication n’est pas juste “l’affaire” des journalistes, même s’ils sont bien formés. A l’heure où les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) ont assis leur suprématie sur la quasi-totalité du monde, le continent africain ne peut faire l’impasse sur la notion de diversité culturelle. « L’exception culturelle » peut être considérée comme l’avenir de nos sociétés. Il s’agit de mettre en œuvre une vraie économie politique des TIC. Cette approche impose la primauté du contenu sur le contenant et l’organisation, à partir d’objectifs politiques et économiques, de la circulation de nos œuvres de l’esprit, dans nos territoires et au-delà.

Avec la convergence technologique, la formulation d’un projet de société doit être prioritaire. Elle doit prendre le pas sur toute orientation technico-économique, telle que les pays du Sud, historiquement « adeptes » des transferts de technologies, l’ont souvent privilégiée. Nous devrons créer des écoles de formation de professionnels dans les disciplines technico-artistiques et nous donner les moyens humains et financiers pour concevoir des contenus audiovisuels et des stocks originaux de très haute qualité technique. La mise en œuvre de fonds d’appui et de promotion des œuvres audiovisuelles contribuera à cet objectif. Les bénéficiaires de ces financements seront les auteurs, les producteurs et les éditeurs, lesquels pourront enrichir la production nationale de fiction, de documentaires et de films d’animation.

Pensez-vous que l’accès au dividende numérique sera effectif d’ici à juin 2021, dans l’ensemble des Etats de l’Afrique de l’Ouest ?

B. L : Que le dividende numérique soit effectivement libéré dans l’ensemble des États de l’Afrique de l’Ouest, d’ici à juin 2021 ? Rien n’est moins sûr ! Quand nos États auront conscience de l’importance, pour nos économies, de l’internet haut débit, de la 4G et de la 5G et de la manne financière induite, ils accéléreront les processus et les protocoles pour basculer définitivement vers la TNT. C’est seulement à ce moment que le dividende numérique sera entièrement disponible.

Le changement du paysage audiovisuel ouvre la voie à l’attribution de licences pour d’autres services, à l’instar du haut débit mobile. Face à ce nouveau défi, quel rôle sera dévolu au régulateur ?

B. L : Cette nécessaire régulation et les attributions du dividende numérique libéré sont du ressort des organismes de régulation des télécommunications. Heureusement, ils travaillent toujours en parfaite complémentarité avec leurs homologues de la régulation de la communication audiovisuelle. Ces derniers prendront, le cas échéant, les dispositions complémentaires, dans leur champ d’activités.

“Le passage au tout numérique risque de faire disparaitre des acteurs plus fragiles – et non moins importants…”

La participation de nouveaux acteurs, dans la chaine de valeur audiovisuelle, constitue un risque de concentration et de capture des audiences. Les opérateurs de télécommunication et les industriels disposent en effet de moyens financiers largement supérieurs à ceux généralement investis dans le secteur de l’audiovisuel.

Nous sommes tous interpelés pour repenser nos modèles de régulation respectifs et pour adapter l’action institutionnelle à cette évolution des technologies de la communication et de l’information. Le passage au tout numérique risque de faire disparaitre des acteurs plus fragiles – et non moins importants – et de rompre ainsi les équilibres démocratiques en termes de diversité du paysage.

Interview parue dans Cio Mag N°68 disponible en ligne ici

https://cio-mag.com/produit/cio-mag-n67-janvier-fevrier-mars-2021/

Anselme AKEKO

Responsable éditorial Cio Mag Online
Correspondant en Côte d'Ivoire
Journaliste économie numérique
2e Prix du Meilleur Journaliste Fintech
Afrique francophone 2022
AMA Academy Awards.
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