Rocky Abdoul Milingita : « L’intelligence artificielle transforme le paysage financier africain, en particulier dans les zones à faible accès bancaire »

Dans un continent où une grande partie de la population reste exclue du système bancaire traditionnel, les fintech africaines bousculent les codes en s’appuyant sur l’intelligence artificielle pour offrir des services financiers innovants, accessibles et adaptés aux réalités locales. Du crédit mobile à l’analyse des comportements financiers via l’IA, ces solutions transforment silencieusement le quotidien de millions d’Africains, notamment en zones rurales et auprès des populations à faibles revenus.

Dans cette interview, Rocky Abdoul Milingita, consultant en banque et microfinance ayant collaboré avec des institutions internationales telles que FINCA International et MicroSave Consulting, partage son analyse sur ce mouvement de fond en pleine expansion. Il revient sur les opportunités, les défis et les impacts sociaux de l’IA dans le secteur financier africain, avec un focus particulier sur la République démocratique du Congo (RDC). Ci-dessous l’essentiel de notre échange.

Cio-Mag : Comment l’intelligence artificielle est-elle aujourd’hui utilisée par les fintechs pour améliorer l’accès aux services financiers en Afrique ?

Rocky Abdoul Milingita : L’intelligence artificielle (IA) transforme le paysage financier africain, en particulier dans les zones à faible accès bancaire. Les fintechs locales exploitent des algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning) pour automatiser et personnaliser les services financiers. Nous pouvons citer par exemple l’octroi de microcrédits. Des acteurs comme M-KOPA (Kenya et dans d’autres pays) et Jumo (Afrique du Sud) utilisent des modèles prédictifs basés sur l’IA pour évaluer la solvabilité et accorder des prêts instantanés sans garantie.

En termes de paiements intelligents, Wapi Pay (entre l’Afrique et l’Asie) et Symplifi explorent des modèles d’IA pour analyser des données mobiles et sociales, réduisant ainsi les délais et coûts liés à l’évaluation manuelle. Sous un autre angle, l’IA permet aux fintechs de déployer des chatbots multilingues (Swahili, Lingala, Français) facilitant l’accès à l’information et réduisant les obstacles linguistiques. D’autres options de langues locales continuent d’être exploitées. Par ailleurs, plusieurs experts de l’IA sont alignés que cette dernière pourrait élargir l’accès aux services financiers entre 60-80 millions d’Africains supplémentaires d’ici 2030, en particulier grâce à l’analyse prédictive et à l’automatisation.

Quels types de données les fintechs exploitent-elles grâce à l’IA pour évaluer la solvabilité des clients non bancarisés ?

Les fintechs africaines exploitent des données dites “alternatives”, souvent absentes des modèles bancaires traditionnels. Il s’agit par exemple des appels, fréquence de recharges, usage des services SMS/USSD, des transactions de portefeuille mobile des émettrices de monnaie électronique, flux entrants et sortants, interactions sur les réseaux sociaux et l’analyse des habitudes de consommation (ex. paiements d’eau, d’électricité, abonnements télé).

De nos jours, certains acteurs commencent même à intégrer des nouveaux types de téléphones jugeant certaines marques plus prestigieuses que d’autres. L’utilisation de ces données peut réduire le taux d’impayés, tout en élargissant l’inclusion financière, bien que les avis soient contraires sur l’efficacité des crédits digitaux.

En quoi les solutions basées sur l’IA sont-elles plus inclusives que les services bancaires traditionnels ?

L’Intelligence artificielle démocratise l’accès financier. Les solutions d’IA offrent des produits financiers adaptés, même pour les petits montants ou profils “non classiques”. L’IA se base sur des données en temps réel plutôt que sur des justificatifs formels (fiches de paie, historique bancaire). Aujourd’hui, utiliser un service de la Fintech IllicoCash ne demande pas que le compte soit ouvert à ses bureaux. Et le processus d’identification a été simplifié en acceptant des photos passeports électroniques.

Grâce à l’IA et au mobile, les populations rurales ou éloignées peuvent accéder à des services financiers sans infrastructures lourdes. Par exemple, Baobab RDC a lancé un scoring crédit basé sur l’IA permettant à des micro-entrepreneurs, souvent sans documents officiels, d’accéder à des microcrédits de 50 à 500 USD. Ce crédit est appelé « Taka ».

Quels sont les principaux défis auxquels font face les fintechs africaines pour déployer l’intelligence artificielle à grande échelle (infrastructure, réglementation, confiance, etc.) ?

Parmi les défis, nous citons, les infrastructures numériques limitées, le manque de cadres juridiques clairs (ex. RGPD-like africains) et la méfiance face à l’exploitation des données personnelles. En RDC, la loi sur la protection des données personnelles a été adoptée en 2023, mais sa mise en œuvre reste incomplète.

Selon la Banque mondiale (2024), moins de 20 % des fintechs africaines ont des spécialistes IA formés sur le continent. Les clients, souvent non bancarisés, peuvent craindre l’automatisation et le partage de données sensibles. Les fintechs opérant dans des pays africains ne possédant pas d’identité unique ou digitale ont toujours du mal à déployer leurs services. Et celles qui l’ont fait ont connu des problèmes opérationnels : des clients introuvables ou insolvables, cas d’usurpation d’identité, etc.

Quels impacts concrets avez-vous observés sur les populations jusque-là exclues du système financier grâce à ces technologies ?

Selon un rapport de 2024 de l’Alliance pour l’Inclusion Financière (AFI), quatre Fintechs ont développé des crédits digitaux destinés aux femmes sont : EasyPay, MaishaPay, M-Funding, Bcecoloans. Du point de vue création d’emplois et de revenus, M-Pesa rallonge compte 1,2 million d’utilisateurs actifs et 4,1 millions d’utilisateurs de base, avec 2,3 millions de dollars de prêts accordés à ce jour. M-Pesa rallonge, développé en partenariat avec Access Bank, est une facilité de micro-découvert pour les clients dont le solde est insuffisant pour effectuer leurs transactions.

Les chatbots IA, déployés par des acteurs comme Musoni (Kenya) et Baobab RDC, permettent aux utilisateurs d’apprendre les bases de la gestion financière et du crédit via leur téléphone. Vodacom RDC utilise la plateforme VodaEduc pour promouvoir l’alphabétisation numérique dans les communautés, mène des initiatives pour enseigner aux communautés la santé et la technologie numérique par le biais de ConnectU, élargit l’accès à une infrastructure rurale abordable basée sur une technologie 100% verte, développe une meilleure couverture du réseau urbain, établit des partenariats avec les entreprises locales et le gouvernement pour tirer parti de la puissance de l’inclusion financière avec M-Pesa et soutient les startups technologiques par le biais d’initiatives d’apprentissage en ligne pour améliorer les compétences et réduire le chômage.

Enock Bulonza

Journaliste spécialisé dans les TIC et la santé, passionné par les technologies émergentes, et correspondant de Cio-Mag pour la région des Grands Lacs africains.

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