Nicole Sulu, fondatrice du Forum Makutano : « Le numérique ouvre de nombreuses portes qui restaient fermées aux entreprises »

« Le numérique ouvre de nombreuses portes qui restaient auparavant obstinément fermées à une pléthore d’entreprises en offrant des solutions aux écueils administratifs et informationnels qu’elles rencontrent. » Cette analyse de la fondatrice du Business Forum Makutano et du Réseau d’affaires Makutano en dit long sur les bénéfices du numérique pour tous les secteurs d’activité. Dans cette interview-bilan du Makutano9, première édition hors de l’Afrique centrale, Nicole Sulu explique l’importance du digital dans l’amélioration du climat des affaires. Elle revient aussi sur les décisions communes actionnables dans les plus brefs délais. Notamment l’entente pour l’entame du processus de suppression des visas entre la RDC et la Côte d’Ivoire.

Cio Mag : Tout d’abord, qu’est-ce que le Business Forum du réseau Makutano ?

Nicole Sulu : Le Business Forum Makutano est un lieu de rencontre, d’interaction et de partenariats pour les décideurs africains. Nous avons la volonté de permettre aux chefs d’entreprises africains d’être pleinement porteurs de solutions face aux enjeux du développement du continent. D’abord par la rencontre, l’interaction et les partenariats entre pairs puis, par le dialogue avec les décideurs publics afin d’améliorer notre compétitivité et notre performance.

Il y a bientôt 10 ans, au moment où nous lancions le Forum Makutano, il manquait un événement pensé par les décideurs africains, pour les décideurs africains afin qu’ils façonnent l’Afrique de demain.

À ce titre, le Business Forum Makutano est un laboratoire d’innovation collaborative et d’intelligence collective pour les décideurs qui y participent. À partir d’un constat partagé, le Forum Makutano est un lieu de solution pour nouer des partenariats, signer des contrats qui œuvrent pour le développement du secteur privé et pour la prospérité de l’Afrique.

Cio Mag : Pour la première fois, il s’est tenu en dehors de l’Afrique centrale. Qu’est-ce qui explique cette délocalisation ?

N. S : Je ne parlerais pas nécessairement d’une délocalisation mais plutôt d’un élargissement de notre zone géographique. Bien que le Forum Makutano soit né en RDC,  notre ambition est résolument panafricaine. Que le Forum Makutano soit chez lui dans tous les pays africains est avant tout notre raison d’être. Après bientôt une décennie en Afrique centrale, les fondations étaient suffisamment solides pour élargir notre action.

Cio Mag : Pourquoi la Côte d’Ivoire pour abriter cette 9e édition ?

N. S : Quand la question de l’expansion s’est posée, il a fallu répondre à la question : quel est la destination export la plus pertinente pour un acteur francophone d’Afrique centrale ? La réponse était sans équivoque : la Côte d’Ivoire ! La population francophone, c’est l’un des deux poumons économiques d’Afrique de l’Ouest avec le Nigeria, le port d’Abidjan dispose d’un hinterland significatif et la ville est idéalement placée dans le couloir Abidjan-Lagos qui pèse près de 75% du PIB de la CEDEAO. Ce sont autant d’atouts qui rendent la destination incontournable. Par ailleurs, les échanges entre la RDC et la Côte d’Ivoire augmentent comme le témoigne la récente ouverture d’une ligne aérienne entre Abidjan-Kinshasa. Une tendance confirmée par les projets annoncés à l’issue du Forum.

Nicole Sulu lors de la cérémonie inaugurale de Makutano9 le 20 septembre 2023 au Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire.

Cio Mag : Le Business Forum Makutano 9 prônait la libération du potentiel commercial intra-africain inexploité. Pour nombre d’organisations panafricaines, l’un des moyens pour y parvenir consiste à s’appuyer sur le mobile money – qui génère 495 milliards de dollars par an. Depuis son lancement, ce Forum avait-il pris des initiatives ou donné des orientations dans ce sens ?

N. S : Le mobile money est un domaine où l’Afrique sub-saharienne est leader mondial en tout point. Sur les 1,6 milliard d’utilisateurs enregistrés en 2022, 763 millions, soit 47%, sont des Africains subsahariens. Si nous prenons uniquement les utilisateurs actifs, le taux monte à 54%.  Ce leadership se vérifie également en matière de transactions, aussi bien dans le volume que dans la valeur des transactions où l’Afrique représente respectivement 69% et 66% des transactions mondiales.

Quand nous avons cette réalité en tête, il est difficile de ne pas considérer le mobile money comme un outil puissant dont nous devons encore plus tirer profit. Au sein du Réseau Makutano, nous avons la chance d’avoir des acteurs comme Trust Merchant Bank (TMB) qui sont performants et innovants dans le secteur. Ces acteurs forgent nos orientations dans le domaine. Il s’agit principalement d’accompagner la diversification de l’usage du mobile money. Initialement, le mobile money servait principalement à transférer de l’argent à d’autres personnes ou à payer du crédit téléphonique. Depuis la pandémie du Covid-19, nous avons vu les autres usages exploser et notamment le paiement aux commerçants. C’est cette tendance que nous devons consolider pour transformer le mobile money en outil de développement du commerce. Pour cela, nous faisons un vibrant plaidoyer pour accompagner les entreprises à accepter et à utiliser le mobile money comme moyen de paiement. Pour ce faire, les prestataires de services mobile money doivent créer un environnement propice à la spécificité du B2B, notamment en matière de relation client.

Les pouvoirs publics peuvent également favoriser l’ouverture de comptes professionnels en adaptant le cadre réglementaire comme cela a été fait par la Banque centrale du Ghana qui facilite l’ouverture de compte mobile money commerçant.

Enfin, nous devons favoriser l’usage par les entreprises et par le consommateur du mobile money comme moyen de paiement en ligne. Pour l’instant, l’écrasante majorité des transactions se font auprès d’un marchand physique. Mais le jour où une entreprise dans le secteur des cosmétiques à Abidjan va commander son beurre de karité dans une coopérative de commerçantes au Burkina, le payer par mobile money et être livrée grâce à une chaîne logistique efficace, nous serons parvenus à notre objectif.

Cio Mag : Le commerce électronique est en plein essor sur le continent. La Société financière internationale (IFC) chiffre son potentiel de croissance à 14,5 milliards de dollars entre 2025 et 2030. Toutefois, son développement est confronté à la logique des blocs régionaux – comme la CEDEAO et la CEMAC auxquels appartiennent respectivement la Côte d’Ivoire et la RDC. Ce qui cause des blocages en termes de droits de douane, de taxes et de bureaucratie, entre autres. Selon vous, quels sont les outils à mettre en place dans ce cas d’espèce afin de fluidifier les échanges entre ces deux régions mais aussi donner à l’ensemble des acteurs (entreprises et entrepreneurs) les moyens d’être aux avant-postes du e-commerce ?

N. S : Sans nier la logique des blocs régionaux dont vous parlez, je pense qu’il ne faut pas non plus lui donner une importance démesurée. Aujourd’hui, nous sommes dans une époque où seule compte la proximité de délais. Nous le voyons avec les acteurs chinois comme Alibaba, Ali Express ou Shein. Plus que les accords qu’il peut y avoir entre ces régions du monde, ils ont conquis des parts de marchés phénoménales dans le monde grâce à des facteurs clés de succès identifiés, notamment l’accès à l’énergie qui permet d’avoir un secteur industriel compétitif et l’intégration de la Chine dans les chaînes de valeurs internationales avec une excellence opérationnelle remarquable en matière de logistique. Aujourd’hui, je peux me rendre compte que le transport de la Chine à Pointe Noire, Boma ou Luanda coûte autant que celui de ce port d’entrée à Kinshasa. Pire, ça peut prendre sensiblement le même temps. Voilà pourquoi je parle de proximité de délais.

Quand un chef d’entreprise prend une décision aujourd’hui, il ne regarde plus où se trouve le fournisseur, mais combien le produit ou le service va lui coûter et dans combien de temps il l’aura.

Alors, l’une des clés de réussite, aussi bien pour le commerce intra-africain que pour le commerce en ligne, réside dans l’amélioration de notre maillage logistique et des conditions de production ; c’est-à-dire l’énergie et le financement de l’activité. La réponse viendra d’un travail conjoint entre le secteur privé et du secteur public comme nous le formulons au Forum Makutano. Enfin, avant de mettre en place de nouvelles dispositions légales et réglementaires, nous devons travailler sur la réduction de l’écart entre les politiques publiques et leurs exécutions. Souvent nos textes sont parfaitement rédigés mais imparfaitement mis en œuvre. Là aussi, nous devons tous travailler main dans la main pour résoudre cette problématique.  

Cio Mag : Plus besoin de le démontrer, le numérique est bénéfique à tous les secteurs d’activité : agro business, immobilier, assurances… Mais concrètement, quelle place occupe-t-il dans la stratégie du Business Forum Makutano, notamment en matière d’amélioration du climat des affaires ?

N. S : Le numérique ouvre de nombreuses portes qui restaient auparavant obstinément fermées à une pléthore d’entreprises en offrant des solutions aux écueils administratifs et informationnels qu’elles rencontrent. En plus de l’émergence fulgurante du commerce électronique que nous avons déjà évoquée, le numérique permet un accès à l’information bien plus rapide et simplifié, un avantage sur lequel nous misons particulièrement autant au sein du Réseau Makutano que du Forum Makutano. Effectivement, la connectivité permet aux acteurs économiques de prendre connaissance de nouvelles opportunités d’affaires, et de se tenir au courant des  tendances du marché et des nouvelles réglementations. Il va de soi que grâce au déploiement des technologies de l’information et de la communication, les entreprises peuvent aussi échanger beaucoup plus efficacement avec leurs clients, fournisseurs et partenaires commerciaux. Le numérique est donc un levier de communication clé entre nos membres et pour la prise de contact avec les acteurs panafricains avec qui nous souhaitons développer des relations. 

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Il prend aussi tout son sens lorsqu’on le place dans le contexte de l’identité du Forum Makutano, qui est de promouvoir l’innovation et l’entrepreneuriat. Cette technologie fournit un nombre inouï de nouvelles opportunités aux nouveaux arrivants en réduisant les barrières à l’entrée sur le marché et en leur offrant des plateformes de promotion possédant une portée internationale grâce à l’utilisation des réseaux sociaux sans devoir investir des sommes importantes dans une présence physique. L’ensemble de ces thématiques nous sont chères et font partie intégrante des discussions du Forum Makutano.

Cio Mag : Par-dessus tout, quels sont les acquis de ce forum depuis sa création ?

N. S : Année après année, nos adhérents du secteur public comme privé nous ont renouvelé leur confiance à travers leur participation aux Forums. Le Forum Makutano est une plateforme de networking et de business qui se distingue des autres par le maintien d’un dialogue continu entre les parties prenantes à travers une riche programmation annuelle. Toutefois, Makutano demeure avant tout un réseau d’affaires comptant 643 membres actifs  qui a rendu possible la signature de contrats dans tous les secteurs d’activité.

Ces trois dernières années, plus de 300 contrats ont été signés entre les membres du Réseau Makutano.

Chaque édition du Forum donne lieu à la conclusion d’accords intégrant des institutions et des entreprises privées. Par exemple, il y a deux ans, lors du Forum Makutano 7, deux conventions entre Proparco – filiale de l’Agence française de développement (AFD) dédiée au secteur privé – et la banque EquityBCDC, d’une part, puis avec Advans Banque Congo, d’autre part, à hauteur de 15 millions de dollars américains, ont été signées. Cette année, six projets de coopération entre des entités ivoiriennes et congolaises ont été annoncés. Il est également un institut qui produit de la recherche. Le Réseau Makutano promeut la valorisation des jeunes entrepreneurs et des femmes à travers l’initiative “Level Up”, ce sont d’ailleurs des sujets qui figurent parmi les discussions qui ont eu lieu lors du Forum.

Cio Mag : Des problématiques transversales ont également été débattues au cours de cette rencontre sous-régionale. Quels sont les résultats de ces échanges ?

N. S : Nous avons abordé les thématiques clés pour atteindre notre objectif qui est celui de faire croître le commerce intra-africain qui a la capacité de contribuer à la prospérité et au progrès social en Afrique. Il est ressorti des échanges que nous voulons y parvenir, nous n’avons d’autres choix que de gagner les batailles fondamentales. À ce titre nous nous sommes focalisés principalement sur celles où le secteur privé peut jouer un rôle déterminant : l’énergie, la transformation de nos matières premières et le financement de nos économies. À l’issue du Forum, une annonce portant sur la réalisation d’une étude qualitative et quantitative sur les financements locaux mobilisables pour le développement de la République Démocratique du Congo, a été faite.

Cio Mag : Quid des mesures concrètes prises lors de ces assises pour renforcer les échanges intra-régionaux ?

N. S : Les discussions entre décideurs ivoiriens et congolais ont été particulièrement fécondes et ont abouti à plusieurs décisions communes actionnables dans les moindres délais. Notre réalisation la plus remarquable a été l’entente pour l’entame du processus de suppression des visas entre nos deux pays, qui représente une étape immense vers la fluidification des échanges de biens et de personnes. Dans le même ordre d’idées, les agences pour la promotion des investissements respectifs de nos deux pays se sont entendues pour organiser la première mission économique Côte d’Ivoire – RDC du 22 au 24 mars 2024 et signer un protocole d’accord de collaboration pour une promotion réciproque des investissements. Un tremplin d’internationalisation des entreprises hautes technologies des deux pays.

Anselme AKEKO

Responsable éditorial Cio Mag Online
Correspondant en Côte d'Ivoire
Journaliste économie numérique
2e Prix du Meilleur Journaliste Fintech
Afrique francophone 2022
AMA Academy Awards.
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