Plusieurs pays africains ont récemment inauguré leurs centres de données nationaux sur fond de satisfaction de la part des porteurs de projets mais aussi de scepticisme et de multiples interrogations d’ailleurs.
(Cio mag) – Le Benin, le Togo et le Sénégal ont ouvert, le mois dernier, les portes à ce que certaines autorités gouvernementales appellent « souveraineté numérique ». Ils détiennent désormais une infime part dans les 1% du total mondial de capacité d’hébergement des centres de données établis sur le continent africain. Alors que la région a encore besoin de 1 000 MW et de 700 installations pour répondre à la demande croissante et mettre le reste du continent au niveau de la capacité et de la densité de l’Afrique du Sud, selon l’Association africaine des data center (ADCA) et Xalam Analytics.
« L’hébergement de la donnée fait partie intégrante de la protection de l’information, et il y a de quoi être fier, surtout quand on sait que c’est une obligation régalienne de protéger les données personnelles de ses citoyens », commente Salim Azim Assani, spécialiste des TIC, interrogé par Cio mag.
« Sur les plans nationaux, les centres de données représentent des enjeux et avantages majeurs en termes de développement socioéconomique, poursuit-il. L’Administration et les entreprises peuvent ainsi compter sur la proximité des infrastructures pour offrir des services numériques de qualité aux usagers et générer des emplois. Cela passe par la proximité des datacenter. »
Qui finance pour quelle souveraineté ? Regards croisés
« L’Etat doit garantir cette souveraineté », renchérit Chrysostome Nkoumbi-Samba, expert en cybersécurité et président d’Afrik Cyber sécurité (ACS). Néanmoins, il croit que la question de datacenter commun à plusieurs pays africains sera soulevée dans quelques années, remettant en question les différents centre nationaux gérés par d’autres Etats au détriment du continent africain.
Pour lui, il est préférable que les Africains conjuguent leurs efforts pour mettre en place des centres régionaux que de servir de pions à une stratégie géopolitique et une guerre économique à laquelle se livrent les puissances étrangères alignées derrières ces projets locaux. Il croit en outre que les sociétés africaines sont conditionnées par les forces qui financent ces infrastructures télécoms, et en faisant cela elles auraient la main mise sur leur fonctionnement.
« Dis-moi comment tu finances je te dirai comment sera la société de demain. Ceux qui fournissent le projet sont également ceux qui proposent les formations, les logiciels et autres. C’est une pensée unique sans esprit critique, laquelle n’est pas forcément africaine », s’offusque Chrysostome Nkoumbi-Samba, avant de préciser qu’on ne peut en vouloir aux sociétés étrangères en quête de marchés; aux entreprises africaines de faire de même.
« Construire une infrastructure avec le budget de l’Etat n’est pas chose évidente car limité », observe pour sa part Jean Marius Ibara Kiebe, directeur de la recherche technologique et stratégique au Centre d’informatique et de la recherche de l’armée et de la sécurité (CIRAS) du Congo.
A l’opposé, l’économiste Christophe Mathey pense que « les Africains ont les moyens de financer leurs projets par eux-mêmes ». « Si les flux financiers de la diaspora africaine sont combinés avec les fortunes des grands entrepreneurs, le continent pourrait se passer des aides extérieures inférieures. Il faut juste mettre en place les dispositifs pour canaliser ces flux financiers », argumente-t-il, avant d’insister sur la nécessité de faire financer les projets de construction de data center africains par les Africains “dans l’intérêt de l’avenir du continent”.
Manque de stratégies
Au cours d’une rencontre virtuelle organisée le 28 juin dernier par Afrik Cyber sécurité, plusieurs spécialistes originaires du continent ont échangé leurs visions sur la place et le rôle des experts africains dans les multiples projets de data center – desquels ils sont les grands absents – mais aussi la disponibilité des compétences locales nécessaires pour assurer la pérennité de ces infrastructures. A cette occasion, ils ont pointé le manque de stratégie liée à la sécurisation des données.
« Aujourd’hui, l’Afrique n’a pas de stratégie pour sécuriser ses données », a martelé Nkoumbi-Samba.
Christophe Mathey, lui, pointe le défaut de stratégie économique. A l’en croire, les Etats africains appliquent une politique de la main tendue et se ruent vers les financements offerts par les bailleurs de fonds, spécialement la Banque Mondiale « sans nécessairement réfléchir à comment en faire de véritables opportunités économiques ».
La société civile ignorée
Le débat social qui règne autour de la question peut également refléter une société civile mise à part et un plan de construction qui semble ignorer certaines réalités.
« Ces centres sont construits dans des villes qui seront de véritables métropoles à l’avenir avec une importante agglomération. Toutes les plaques électriques installées pourraient être à l’origine de problèmes de sécurité », explique Chrysostome Nkoumbi-Samba. « La société civile ignore aussi pleinement le contenu des accords, ajoute-t-il. Si on ne fait pas attention, on aura sacrifié une génération, et les investisseurs étrangers prendront une avance sur les pays africain où ils investissent. La stratégie devrait inclure la société civile si bien sûr il y a une stratégie. »
Conflit de rôles
A la manœuvre, les décideurs locaux sont ceux-là même qui développent les projets et sont censés les penser sur la durée. A en croire les experts, une confusion règne également à ce niveau. « Il manque le leadership. Les hommes autour qui conseillent les leaders sont à remette en question », estime le président d’Afrik Cyber sécurité.
Puis d’ajouter : « Sur le continent la gouvernance et l’opérabilité sont confondues. Cela s’explique aussi à travers la cartographie des ministères. On y retrouve des ministères du numérique, des TIC, de l’économie numérique, des conseillers issus des télécommunications et pourtant le numérique englobe toute ces fonctions. Il y a confusion entre les TIC et la substance même de l’information », argumente Chrysostome Nkoumbi-Samba.
« Construire un datacenter n’est pas qu’une affaire de l’Etat mais aussi du privé et de la société civile. Chaque partie prenante a un rôle à jouer », revendique Jean Marius Ibara Kiebe. Pour illustrer son propos, il se sert de l’exemple de son pays, où la Banque mondiale, impliquée dans ce projet, a pris l’initiative de ne pas se limiter dans les discussions avec les ministères. Mais d’impliquer davantage l’ensemble des parties prenantes, dont les techniciens présents sur le terrain.
« C’est une bonne initiative car malgré le renouvellement des gouvernements, les mêmes personnes sont reconduites dans les mêmes postes et n’y apportent rien de nouveau. Bien au contraire, elles limitent les projets, pensent à leurs intérêts et ne parlent que de politique à travers de beaux discours qui ne sont pas suivis de construction », commente l’économiste.
Il s’est également prononcé sur « l’expertise solide » nécessaire sur le plan national pour gérer ces projets afin de limiter les dépenses occasionnées en faisant venir des travailleurs de l’étranger. Un point qui renvoie à la question du capital humain qui fait également défaut.
« Il manque de nouvelles compétences, déclare Chrysostome Nkoumbi-Samba. On les retrouve beaucoup plus dans la diaspora. Si l’on observe les pedigrees de ceux qui ont piloté le projet sénégalais, combien d’entre eux ont reçu des formations en management des risques ou en cybersécurité ? »
« Ceux qui vendent les datacenter vantent l’utilisation de l’énergie solaire sans s’attarder sur le système informatique en arrière-plan. La maitrise de ces systèmes n’est pas locale mais importées. L’on peut se demander si le continent est paré également pour gérer ces systèmes », déplore le spécialiste.
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Pour Salim Azim, il est bien d’avoir ses propres serveurs mais le confier à des expertises étrangères, c’est occasionner de nouvelles dépenses et s’exposer à une fuite d’informations.
Quid de la sécurité des données ?
« Les dirigeants de certains Etats ont-ils la capacité de parler de sécurité numérique lorsque dans ces Etats il y a des agences de sécurité mais pas d’autorité ou de conseil national de sécurité numérique planifiée. L’installation de datacenter avec modèle de sécurité by-design est là, certes. Mais ne répond pas à la mise en place d’une gouvernance de données préalable telle qu’instruite par la Banque mondiale », fait encore remarquer Nkoumbi-Samba.
Electricité, connectivité et secteur privé
Les problèmes d’énergie électrique très courants sur le continent sont également un obstacle généralement cité par les spécialistes. Pour une infrastructure qui nécessite un usage constant et ininterrompu d’énergie électrique, le continent à encore beaucoup à faire. Parlant du Togo notamment, Christophe Mathey constate que « les coupures d’électricité sont un sport quotidien ».
Azim Assani se joint à ce concert de critique pour dénoncer le problème de connectivité. Selon lui, les “Etats doivent être suffisamment maillés entre eux pour permettre une bonne circulation des données et profiter des points relais”.
Malgré tout, Nkoumbi-Samba pense que le contexte actuel n’est pas si assombri que cela. « On peut s’en remette à l’éducation et renouveler les ressources humaines également. Il faut aussi une stratégie et c’est à la jeunesse de revendiquer tout cela » recommande-t-il
Aurore Bonny